Le lecteur applaudit à deux mains devant cette suite de scènes du monde de l'édition, « enlevées » avec brio présentées sur un peu plus de sept-cents pages, en un peu plus de soixante épisodes. Pierre Belfond, directeur de la grande maison d'édition qui porte son nom, pendant un peu moins d'un tiers de siècle (de 1963 à 1990) nous livre là, ni des mémoires, ni une autobiographie, mais côté scène et côté coulisses de grands
moments tirés de sa mémoire et organisés en patchwork. , sans souci chronologique ,avec le seul objectif de nous faire vivre par des exemples et avec passion tous les évènements de la vie d'éditeur ,le plus beau métier du monde. On va ainsi de la remise anonyme du manuscrit ,au livre sollicité (biographie ou
entretiens) ,au pari gagné ou perdu sur un best-seller (le plus terrible sont les best-sellers qui ne se vendent pas), à la réédition d'ouvrages injustement passés inaperçus (avec plus ou moins de succès), à la chance donnée à de jeunes ou moins jeunes auteurs d'une littérature plus élitiste ou spécialisée .Une fois le livre édité se pose le problème du lancement ,de la publicité ,de la diffusion ,du rôle de la critique ,des traductions ou adaptations d'ouvrages étrangers…,des rééditions, etc, etc…Enfin ,(et c'est essentiel ),l'éditeur est un chef d'entreprise avec la double contrainte contradictoire de ne pas perdre d'argent et si possible d'en gagner) et de défendre la vraie littérature .Et ,là ,intervient le principe des vases communicants : les livres à grande diffusion servant par leur succès à financer les publications plus risquées, au public limité. En faut-il alors de l'invention ,de la créativité ,du travail d'équipe pour mettre en place de nouvelles collections dans le cadre de la même maison d'édition. Tous ces temps de la vie d'un éditeur sont en filigrane, et bien connus) et ne sont en réalité passionnants à découvrir que parce qu'ils sont l'occasion de la confrontation d'hommes et de femmes en situation : relation entre auteur et éditeur ,entres éditeurs (concurrence ,compétition ,amitié, complicité ,brouilles ,réconciliations…),entre éditeur et presse ,éditeur et imprimeur ,éditeur et banques…Et c'est là que chaque chapitre est une véritable scène de théâtre , avec sa propre dramaturgie, un court roman ou une nouvelle avec son étude de caractères ,son suspens ,ses rebondissements…C'est alors qu'apparaissent des noms d'auteurs connus ,(
Jean Cocteau ,
Paul Morand,
Henri Michaux,
Jacques Prévert,
Ionesco,
Jean Louis Bory ,
Stefan Sweig ,Cavanna , …),ou comme l'auteur d'un grand bestseller de la maison : « les oiseaux se cachent pour mourir »,(dont on entendra moins parler ensuite),et on apprend beaucoup de choses ,sans langue de bois (par exemple sur l'acteur Kinski ,le chirurgien
Christian Barnard ou le politique Cohn Bendit ) et tant d'autres . Certains sont moins connus ou inconnus : quelques-uns sont réhabilités avec conviction (
Jacques Besse par exemple), et finalement on prend un crayon pour noter des titres que Pierre Belfond nous donne l'envie de découvrir. Au total des centaines de noms entourés d'anecdotes, d'histoire littéraire ou tout simplement d'amitié. Ce qui frappe évidemment dans ce grand puzzle c'est l'éclectisme de l'auteur dont les passions personnelles expliquent une partie des choix : poésie, peintures et
dessins (avec l'organisation d'une grande exposition sur les
dessins d'écrivains), musique (avec biographies et
entretiens avec de grands musiciens), théâtre marqué par l'écriture de quelques pièces de théâtre.
Enfin l'ouvrage est une balade à
Saint-Germain des Prés avec de bonnes adresses gastronomiques tant il est vrai que les rencontres d'un éditeur se font souvent à table.
Hommage enfin entre les lignes à son épouse Franca qui l'a accompagné dans son activité.
Finalement une véritable Comédie Humaine , que l'auteur passionné ,avec une plume alerte vient compléter après une première publication (Les pendus de
Victor Hugo) de nombreux personnages restent dans les coulisses de sa mémoire et peut-on souhaiter que le point final (définitif)explicité dans la postface reste en interrogation. C'est dire le plaisir que nous avons eu à la lecture.