Ce livre a résonné en moi par bien des aspects : ayant grandi à la campagne, j'ai assisté à la destruction des dernières haies qui parsemaient les champs dans lesquels je me suis toujours promené. Végétarien en désaccord avec l'industrie agroalimentaire et les abattoirs, j'ai demandé à mon grand-père chasseur et boucher de m'emmener avec lui en battue et sur le mirador dans l'espoir de tuer un animal, m'imaginant après coup me sentir légitime d'en consommer la chair. Je n'en ai évidemment pas eu l'occasion - apprendre et avoir le droit d'utiliser un fusil s'avérant plus compliqué dans la réalité que dans mon imagination d'adolescent aspirant chasseur-cueilleur anarcho-primitiviste.
J'ai grandi avec un chien de chasse puis un chien de berger que j'ai considéré comme des membres de ma famille, des frères, des amis. Je vis et travaille aujourd'hui dans une grande ville avec un lapin pour animal de compagnie, à qui parfois je cause comme si c'était un colocataire, d'autres fois comme « mon p'tit bébé ». Voilà en quelques mots d' « où je parle ».
Ce livre paraît deux ans après l'essai anti-chasse de
Pierre Rigaux « Pas de fusils dans la nature » qu'avait préfacé l'ancien ministre
Nicolas Hulot. S'il ne s'agit pas d'un essai « pro-chasse » à proprement parler,
Charles Stépanoff répond d'une certaine manière aux militants anti-chasse en démontrant qu'ils se trompent de cible et de combat : la chasse ne représente qu'une part infime de cette catastrophe qu'est la sixième extinction. Bien au contraire, elle est le vestige d'un mode de vie révolu, lui aussi en voie d'extinction, tout autant menacé par la modernité.
Car la modernité, ce n'est pas seulement la situation économique et sociétale actuelle, c'est aussi une disposition mentale, cognitive. L'« exploitection » : c'est ainsi que l'auteur décrit notre rapport paradoxal au vivant, entre destruction et massacre quotidien aux abattoirs (3.2 millions d'animaux tués par jour en France) et amour inconditionnel à la maison ou au jardin. Ces contradictions exacerbées et improbables prennent de plus en plus de place dans le débat public.
Charles Stépanoff, lui, est un anthropologue qui étudie des populations de chasseurs-cueilleurs sibériens. Il a toutefois décidé de suivre les chasseurs locaux de sa région tout en menant l'enquête auprès de militants anti-chasse. La restitution de ce travail de terrain constitue la première partie de cet ouvrage, bien plus dense que les deux parties suivantes, qui consistent en une prise de recul historique, puis en quelques conclusions et esquisses de pistes pour l'avenir.
En explorant les origines des relations de l'homme avec les animaux et la nature sauvage à travers les mythes et les légendes, en retraçant l'évolution de ces relations à l'aide de sources historiques abondantes et incongrues, en présentant enfin, de la manière la plus objective possible, la situation actuelle avec son enquête et une documentation scientifique abondante,
Charles Stépanoff nous délivre une vision panoramique de ce vaste sujet qui mobilise toutes les passions.
Il nous rappelle en premier lieu les causes principales du déclin général du vivant : les mutations de l'agriculture (mécanisation, remembrement des champs et destruction des haies, spécialisation des cultures) – qui sont liées au nouvel ordre économique mondial où des accords sont passés entre grandes puissances pour que la production agricole soient répartie et mutualisée -, les produits phytosanitaires et l'étalement urbain. Tous ces éléments, qui sont des conditions préalables à l'existence des citadins anti-chasse, sont bien plus destructeurs et meurtriers que les chasseurs. Il dresse ainsi une critique acerbe de la modernité. Son parti pris est clair : il entend défendre la chasse vivrière et invalider les arguments des citadins anti-spécistes et vegans qui, au final, se positionnent eux-aussi dans une « cosmologie » où l'humain se distingue et du reste du vivant et en est complétement dissocié. C'est là la « crise du sauvage » du sous-titre.
La chasse telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui n'en est pas pour autant idéalisée ou romancée. Stépanoff nous rappelle (non sans évoquer le célèbre sketch des Inconnus) la différence entre le bon et le mauvais chasseur : il y a le posté et le traqueur, celui qui a payé son permis de chasse et qui reste dans son mirador pour faire un carton tel un colon en safari, et celui qui connaît les animaux, les suit à la trace et vit avec eux dans un réel face-à-face, dans des rapports de force et d'interdépendance. Les dérives que l'on connait aujourd'hui (accidents, omnipotence des chasseurs dans certains territoires et « lobbying » politique et économique de la fédération nationale de la chasse notamment), qui font toute la mauvaise réputation de la chasse, sont contextualisées et analysées. L'essor de la royauté et de l'état-nation a fait de la chasse vivrière un crime, tandis que l'essor de la société capitaliste et libérale en a fait du braconnage. L'élite s'est accaparé le gibier en même temps que les forêts, que ce soit au nom de ses privilèges royaux ou, après la révolution, de son argent.
Le permis de chasse et le coût de l'équipement instaurent une ségrégation, disqualifient d'emblée une grande partie de la population, sans oublier que certains propriétaires louent leur terre et en font des sortes de parcs d'attraction ou le bourgeois citadin peut jouer au survivaliste le dimanche matin. L'élite fait ainsi de la chasse une activité sportive, récréative et, par conséquent, lucrative.
Les chasseurs sont les premiers écologistes ? En effet, les chasseurs paysans (les bons chasseurs), ceux qui furent les premiers témoins de la dégradation de leur environnement et de leurs ressources tout au long de la seconde moitié du XXème siècle. Stépanoff n'oublie pas de rappeler que les chasseurs bourgeois, les propriétaires et même nos gouvernements successifs ont mené des politiques condamnant la chasse paysanne tout en encourageant et en soutenant la chasse récréative, parfois au nom de la protection de l'environnement, au nom de la défense des espèces menacées, de bonne foi ou non. Ces concepts instaurent des quotas et des réglementations qui finissent par favoriser les uns et pénaliser les autres. La chasse fut donc, et est encore, une affaire de classes sociales. L'auteur raconte au début du livre les tentatives d'élevages industriels du faisan et de la perdrix, l'invention du semi-élevage des grands mammifères et notamment des sangliers … de véritables catastrophes écologiques qui donnent le vertige.
J'évoquerai aussi tous les passages où Stépanoff rappelle que notre vision de la nature comme endroit de paix et de recueillement, comme lieu de ressourcement, est aussi une vision aliénée de la nature, héritée des élites princières puis du romantisme du XIXème (qui s'est développé dans les villes alors en expansion, dans le contexte de l'industrialisation, avec l'apparition du chemin de fer) et qui trouve sa forme la plus aboutie selon l'auteur dans les parcs naturels : enclaves hypocrites où est protégée une nature exploitée partout ailleurs, au nom d'un sauvage idéalisé qui y est contrôlé et qui n'y est donc, logiquement, plus sauvage … C'est l'invention de la nature sauvage pour touristes.
J'imagine qu'il existe beaucoup d'auteurs « anti-modernes » et anticapitalistes qui ont évoqué ces sujets et je ne suis pas spécialiste de la question, mais ce livre m'apparaît comme une synthèse bien construite et très bien rédigée de toutes ces problématiques. C'est un livre important, d'une modernité déconcertante, une piqure de rappel et une claque que je conseillerais à n'importe qui voulant se renseigner sur ces questions avant de se faire sa propre opinion. Et je le conseillerais à n'importe qui ayant déjà ses opinions, parce que que l'on soit chasseur, agriculteur, « viandard » viriliste ou citadin vegan anti-spéciste, je ne pense pas qu'on puisse ressortir indemne de cette lecture, tant l'argumentation et les études de cas sont solides.
Enfin, c'est un ouvrage d'une érudition folle qui se lit pourtant comme un grand roman, avec ses rebondissements et ses passages franchement émouvants. C'est bien écrit, le plan est clair et les transitions fluides. Stépanoff a le sens de la formule qui synthétise, qui marque et qui laisse une impression indélibile.
On sent l'universitaire qui tient la plume – l'introduction, par exemple, est exemplaire, les notes de bas de pages sont une vraie plus-value (j'aurais toutefois aimé un index, pour un livre de cette ampleur ça aurait été arrangeant.)
Je signalerais l'auteur
Catherine Remy, qui a écrit des livres et des articles sur la sociologie des employés d'abattoirs, ces gens qui « font le sale boulot », ainsi que
Dominique Guillo, dont le Pommier a republié récemment l'ouvrage sur les rapports entre les chiens et les humains.