Cette fois-ci, bien après «
La Lamentation du prépuce », Auslander semble en avoir terminé avec Dieu. Car Dieu s'est laïcisé. Mais c'est pire. Auslander n'a plus besoin de vomir son désespoir d'être né dans une famille de Juifs orthodoxes: le monde, dont l'Amérique toute entière, succombe à la grande religion moderne: l'identité. Non, pardon: Identité. Majuscule.
Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que chacun tape sur l'autre au nom de son origine. Après tout, le racisme n'est qu'un des noms de l'instinct de survie: le zèbre n'a pas intérêt à croire que zèbres et lions sont égaux, « quelle que soit [sa] prétendue ouverture d'esprit ». Or, aujourd'hui, non seulement chacun ne songe toujours qu'à trucider son voisin, « les Noirs, les Asiatiques, les Latinos, les Blancs, les Indiens, les Allemands, les Sumériens, les Macédoniens, les Cananéens, les Hittites, les Babyloniens, les homosexuels, les travestis, les mecs cuir, les premiers, les derniers, les véganes, les hippies, les chrétiens, les catholiques, les juifs, les musulmans, les baptistes, les jaïns, les manichéens, les ashuristes, les païens et les athées » mais l'universalisme a du plomb dans l'aile. L'intégration n'est qu'une idéologie rance, prônée d'ailleurs par
Henry Ford qui, en plus d'inventer la Ford T et l'américan way of life, était un grand copain d'Hitler. Désormais, donc, ce n'est plus le raciste qui exalte les différences pour mieux retrancher l' « autre » de la race humaine, mais le libéral bon teint soucieux de valoriser les minorités: respect pour le « Latino-Sri-Lankano-Américano-non-genré-alcoolico-aveugle » à ne surtout pas confondre avec le « Libano-Érythréo-Américano-non-genré-albinos ».
Face à tous ces gens arc-boutés sur leurs spécificités identitaires, Auslander décide de de ne pas faire dans la demi-mesure: son héros est un Can-Am, soit un Cannibale-Américain, dont le peuple a toujours été ostracisé et qu'on empêche de se livrer aux rites de sa communauté, fondements de sa culture. Et pourquoi qu'on n'aurait pas le droit de bouffer maman?
Auslander a lu
Levi-Strauss et sa définition de la barbarie; il sait que ce grand intellectuel s'inquiétait d'un écrasement des cultures et, même s'il feint de le confondre avec une marque de jeans, il reprend ses arguments -mais à sa sauce: en atteignant des sommets dans le mauvais goût, à faire passer la liste des torche-culs chez
Rabelais pour le dernier degré du raffinement.
« Les mères ont un goût infect.
Elles sont débectantes de la tête aux pieds. [..] Grillées, sous vide, déshydratées, séchées, aucun traitement n'y changera quoi que ce soit. Même l'odeur est pestilentielle, jetez une mère sur la grille d'un barbecue et vous aurez l'impression que quelqu'un brûle des pneus, ce qui, pour peu qu'on l'accompagne d'un soupçon d'aïoli, serait sans doute meilleur. »
Mais, malgré son outrance, le roman paraphrase la célèbre démonstration de l'anthropologue: la famille cannibale est d'abord décrite comme un ramassis de tarés, décalque parfait de la famille juive orthodoxe bien connue de l'auteur (thèse adverse). Puis (contre-argumentation), au fur et à mesure que les préparatifs du repas (soit les ⅔ du roman) se déroulent, le héros comprend la valeur religieuse d'une telle cérémonie et s'en fait l'ardent défenseur.
Oui, bon, la démonstration est quand même sacrément torpillée par l'énormité du sujet: maman est obèse, la suspendre la tête en bas, l'éviscérer, la débiter, la cuire (barbecue au gaz ou au charbon?) est une épopée gore, et je vous fais grâce (moi, mais pas l'auteur) de la consommation. On n'est plus dans le symbolique, là, mais bien dans l'organique.
Je peux donc spoiler la fin: la religion, avec ou sans Dieu, est bien un ramassis « de conneries hors-d'âge ». Et toute recherche identitaire est moins une émancipation qu'un boulet à se traîner.
Mais les religions ont leurs livres sacrés et Auslander est désormais romancier. Il renvoie les premiers à leur origine mythique, à leurs variations dues à leur caractère oral, aux multiples interprétations qui peuvent en être faites. Et il proteste contre la littérature actuelle, assise sur des recettes, et qui est lue par des lecteurs borgnes qui ne savent la comprendre qu'en fonction de leurs préjugés en ignorant tout de la polysémie.
Or c'est beaucoup pour un seul livre. Même si l'hommage d'Auslander à « Monty » (
Michel de Montaigne dans le texte) me touche, j'aurais préféré que le héros ne soit pas éditeur, que la farce énorme ne soit pas parasitée par l'évocation de problèmes éditoriaux. J'aurais également voulu que la pâte romanesque ne soit pas sans cesse traversée de discours qui font parfois de ce livre une autobiographie bis.
Mais si vous aimez la littérature à l'estomac, et les tripes bien accrochées, que vous n'avez rien contre un blasphème bien saignant et que les repas dominicaux en famille vous pèsent, il n'est pas impossible que ce roman vous fasse glousser.