« Vieille dame straight et mal fagotée », ressassant ses « vieilles manies, déplor[ant] avec nostalgie l'époque où on écoutait l'autorité du père, et prédi[sant] une catastrophe anthropologique » (p. 42), ainsi
Laurie Laufer dépeint la psychanalyse contemporaine. Et le psychanalyste ? Un « mâle blanc straight et sexagénaire, boomer qui a vécu les Trente Glorieuses après guerre sans trop de dégâts, sans précarité ni oppression, sans discrimination ni invisibilisation, celui-là même, condescendant, qui crie à la perversion sociale parce qu'il ne comprend plus rien aux techniques de reproduction assistée, à ces couples homoparentaux qui veulent maintenant se marier, à ces « transsexuels » qui choisissent leur genre » (ibid.). Hmmfff !
Après avoir essuyé les larmes que le rire avait laissé aux commissures de mes paupières, j'ai utilisé la puissance enthousiasmante de cette charge pour m'aider à entrer plus sérieusement dans le vif du propos. Car ce moment jubilatoire et caricatural ne résume pas le parti pris par
Laurie Laufer, heureusement. Recueil d'articles remaniés pour l'occasion,
Vers une psychanalyse émancipée, propose d'interroger ce qui fait la psychanalyse afin de savoir si elle n'est que la gangue fossilisée d'un discours anciennement opérant sur un monde dorénavant passé ou si elle procède d'une possible action visant à ce que le sujet se joue des « assignations conjoncturelles d'une époque donnée » afin de créer « ses propres capacités d'invention de soi » (ibid. p. 105).
C'est évidemment la deuxième hypothèse que
Laurie Laufer défend. Pour cela, elle épouse les propositions de
Michel Foucault, lequel affirme que la prééminence du discours sur le sexe depuis le 17e siècle, loin d'être l'ouverture vers une plus grande liberté, est au contraire l'exigence que chacun se positionne par rapport à ce qu'il convient de faire ou de dire sur cette seule question. La codification du fonctionnement de la famille et de la place que chacun doit y tenir telle qu'elle est entreprise dans le Code civil va dans le même sens. Ainsi, l'énergie vitale et la quête de son expression, ce que
Lacan appellera ensuite l'érotologie, sont emprisonnées dans une normalisation et une dualité entre avouer et cacher qui privent le sujet d'une possible expression.
C'est la question de ce que l'on considère comme naturel ou historique qui sert de fondement à cette réflexion. Cette même question avait été abordée par Devenir féministe, que je viens de lire, et qui convoquait
Adorno. Ce qui est historique est contingent contrairement à ce que l'on pense naturel. Une famille constituée d'un papa et d'une maman, naturel ou historiquement marqué ? La binarité des sexes, masculin ou féminin : normalisation d'un attendu social justifiant l'ensemble des valeurs portées par la société d'un temps ou vérité biologique essentielle ? Si on se penche sur l'épistémologie de telles notions, on se rend vite compte avec George Lantéri-Laura (dans Lecture des perversions) que prôner la naturalité de telles postures relève « d'une construction imaginaire » car « il n'existe pas de science globale du comportement sexuel (..). La culture veut forcer le savoir à fournir des normes » (cité p. 151)
Lorsqu'elle n'interroge pas les conditions de son émergence, le contexte historique, les valeurs en vogue au temps de son émergence, la psychanalyse prend le risque de prétendre ses prises de position universelles et unitaires. de faire de son mouvement un dogme (« si une mythologie se prend pour une vérité anhistorique, elle risque de devenir un dogme » p. 86).
Et de passer à côté de toutes les problématiques qui agitent notre société. J'ai frémi plusieurs fois en lisant ce que certains psychanalystes osent encore écrire aujourd'hui sur l'homosexualité (une déviance, le symptôme d'une pathologie), sur la manière dont ils accablent, par un diagnostic stigmatisant, les aspirations à interroger le genre. En étendant encore le spectre des conduites dénigrées,
Laurie Laufer revient sur la pathologisation des « états limites », des phobiques, des « perversions ». le problème ici, c'est, à l'encontre de ce que défendaient tant
Freud que
Lacan, l'utilisation de la psychanalyse à des fins médicales, la pathologisation de symptômes qui ne devraient pourtant être considérés que comme un moyen d'expression et non comme des conduites jugées à l'aune d'une norme et d'un attendu social. On revient sur l'analyse foucaldienne qui démontre la manière dont le savoir est utilisé à des fins normatives et coercitives.
Je n'ai pas l'habitude de considérer ce qui est vieux comme forcément dépassé. Et j'ai toujours trouvé fascinantes l'exploration de
l'inconscient, les théories visant à mettre l'élaboration et le discours au coeur d'un cheminement de soi. Mais j'ai souvent aussi ressenti un inconfort intellectuel certain devant l'exégèse des propos freudiens, leurs contradictions mais aussi leur caractère manifestement inopérant. J'aurais été autant fâchée de jeter la psychanalyse avec l'eau du bain que de tout réduire à une envie de phallus mal digérée ou à la seule figure d'Oedipe. Ce livre m'a donc enthousiasmée. Il a, à mes yeux, revivifié la psychanalyse. Elle n'est pas un soin curatif et normalisant. Elle n'est pas une vision morale et réactionnaire sur une société qui lui aurait échappé. Elle est, comme la poésie, un certaine relation au monde, occasion de faire jaillir la pulsion de vie. Et ça me va très bien ainsi.