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Nicolas Véron (Traducteur)
EAN : 9782264082701
192 pages
10-18 (29/02/2024)
3.83/5   51 notes
Résumé :
Martin, onze ans, n’a qu’une chemise sur le dos et un coq noir sur l’épaule lorsqu’il emboîte le pas d’un peintre itinérant pour fuir le village où, depuis toujours, on se méfie de lui. Aux côtés de cet homme qui ne dessine que le beau, il déjoue les complots, traverse les rivières, se confronte aux loups, à la faim, à l’épuisement. Fort de sa ruse et de la complicité de son ami à plumes, le garçon secourt ceux qui, plus vulnérables encore, se laissent submerger par... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (25) Voir plus Ajouter une critique
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°°° Rentrée littéraire 2022 # 32 °°°

Dans un passé pseudo médiéval non identifié ( on pense tout de même beaucoup à la Guerre de Cent ans ), Martin, onze enfants, est un orphelin au ban de sa société villageoise depuis que son père a assassiné il y a plusieurs années toute sa famille sauf lui. Suspect d'avoir survécu, il dérange, d'autant qu'il est accompagné en permanence d'un coq noir juché sur son épaule, le diable pour les villageois … heureusement que ces derniers ne savent pas que le coq est magique et parle à Martin pour le guider.

Stefanie Vor Schulte reprend la structure archétypale des contes : l'enfant malaimé et malmené doit sortir dans le monde pour se confronter à son destin au fil de nombreuses étapes initiatiques. Sa sortie du village se fait aux côtés d'un peintre itinérant, hanté par la vision cauchemardesque d'une fillette enlevée sous les yeux de sa mère par un mystérieux cavalier noir. Ce n'était pas la première fois. Martin est persuadé qu'il doit sauver ces enfants pour accomplir sa destinée.

Ce conte pour adultes capte immédiatement l'attention par une écriture visuelle et expressive qui se fait poétique ou nerveuse selon les situations rencontrées par le garçon. Les mots de Stefanie Vor Schulte s'agencent en des phrases courtes très ciselées qui développent une forme de naïveté parfaitement adaptée à ce récit aussi étrange et singulier que son héros.
De façon très factuelle, l'histoire est réellement horrible et impose une imagerie de conte très sombre ( guerres, épidémies, famines, injustices, superstitions et crainte de Dieu, violences en tout genre dont les enfants sont les premières victimes ) peuplé de personnages inquiétants comme ces cavaliers noirs kidnappeurs d'enfants ou la princesse folle et cruelle en son château qui apparaît comme l'ultime épreuve à affronter.

Même si j'ai manqué de repères pour capter les nombreuses références aux contes allemands à la Grimm ( j'ai forcément raté quelques strates de lecture ), j'ai été souvent captivée par la richesse allégorique et la critique sociale universelle de cet étonnant récit. La figure lumineuse du garçon perce les ténèbres. Sa bonté radieuse, son empathie jamais mièvre, son intelligence aiguisée font briller la lumière et l'espoir, mettant à mal la crasse, la puanteur, la bêtise, la méchanceté et la cruauté qui l'entourent. Les contrastes Bien vs Mal, Beau vs Laid, toujours d'actualité, s'expriment pertinemment avec le filtre du conte qui permet une lecture philosophique fine, loin d'un manichéisme pataud qu'un récit réaliste aurait eu du mal à éviter.

On quitte ce monde saturé de noir étrangement réconforté par la dignité de cet enfant qui ramène l'espoir, jusqu'à cette fin très inattendue et touchante, digne d'un conte de fée cette fois.
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Qui est ce jeune garçon qui erre sur les chemins avec un coq noir sur l'épaule, emboîtant le pas dans le sillage d'un peintre itinérant ? Il s'appelle Martin, il a onze ans, il est le seul survivant du massacre perpétré par son père à coup de hache à l'encontre des siens... Il fuit le village où désormais on se méfie de lui ? Pourquoi ? Parce qu'il a un visage d'ange ? Parce qu'il a survécu à ce drame ? Parce qu'il porte un coq noir sur l'épaule qui pourrait être tout simplement l'incarnation du diable ? Parce qu'il est désormais mutique ?
Pourtant cet enfant parle de temps en temps et sa parole si rare est presque divine, soulève le feuillage, éclaire la boue et la fiente des oiseaux, entrouvre les portes par où s'échapper enfin...
Le paysage est sombre. On devine des lambeaux de ciel arrachés aux remugles des ténèbres. C'est ici pourtant qu'un peintre a décidé de peindre le beau ou peut-être de peindre pour restituer le beau. Ce peintre va devenir son ami, son compagnon de voyage, c'est presque devenu un père pour lui, lui qui n'a désormais plus de famille...
C'est un décor tout droit sorti du Moyen-Âge, un conte gothique, mais dont la résonance allégorique pourrait offrir une dimension universelle.
Tout pourrait paraître réel dans cette ambiance baroque, si ce n'est ce coq qui de temps en temps se met à parler...
Tout pourrait être vrai, l'est certainement, y compris ce cavalier noir surgi de nulle part pour enlever des enfants qu'on ne reverra plus jamais. Où les emmène-t-il ?
Ici nous croisons des cheminots, des jongleurs, des bourreaux qui se font bouffons, une princesse cruelle suspend son implacable anathème au vol des grues qui marque l'arrivée de l'automne.
Les vitraux des églises ressemblent au soleil qui perce l'antre des forêts, le peintre fait de cette lumière la matière de sa palette.
Chaque phrase se tisse dans l'enluminure des mots, est ciselée entre lumière et folie, nous pousse jusqu'à cette fragile frontière proche de l'exil d'où il ne sera peut-être plus possible de revenir.
Martin, cet enfant qui va grandir trop vite, lui aussi a besoin du beau pour ralentir ses pas vers le monde adulte, il a besoin du beau pour tenir debout dans l'eau saumâtre des marais et le beau il le trouve dans le visage d'une autre enfant, jeune fille perdue éperdue comme lui dans cette histoire, Franzi. Mais en attendant, il veut savoir qui est ce mystérieux cavalier noir, ravisseur d'enfants. Il veut savoir dans quel envers du décor ils sont désormais réfugiés, séquestrés, peut-être encore vivants...
J'ai soulevé le rideau des pages, je les suivais à mon tour pas à pas, j'avais l'impression qu'ils incarnaient à eux seuls le paysage et son vertige.
Garçon au coq noir est un premier roman écrit par Stefanie vor Schulte, une jeune autrice que je découvre ici et dont l'écriture simple et percutant m'a totalement captivé.
C'est une histoire à la fois brutale et merveilleuse qui m'a envoûté, un chemin qui chemine vers la lumière, un trou béant où les personnages se hissent au coeur de la nuit pour crier une rage de vivre.
C'est beau comme une fable arrachée à la nuit des temps, un chant d'espoir porté par la dignité et le récit douloureux d'un enfant qui nous touche.
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Un conte noir venu de la nuit des temps

Stefanie vor Schulte réussit une entrée en littérature remarquée avec ce roman d'initiation dans la grande veine des contes qui ont dû bercer son enfance. Son garçon au coq noir est une version pour adultes, aussi cruelle que poétique.

Il avait à peine trois ans lorsque le malheur s'est abattu sur lui et sa famille. Pris d'un coup de folie, son père a massacré toute la famille, le laissant miraculeusement en vie au milieu d'un bain de sang et d'un coq noir qui désormais ne le quittera plus. «Mais que le garçon soit aujourd'hui en bonne santé, qu'il ait toute sa tête et, il faut bien l'avouer, une aimable nature, voilà qui est à peine concevable, et difficile à supporter. Plus d'un aurait préféré qu'il ne survive pas, pour ne pas avoir constamment sous les yeux ce sujet d'étonnement et de honte.»
Le seul à lui adresser un mot gentil est le peintre itinérant chargé de réaliser le retable de l'église. Dès lors, il sait qu'il partira avec lui. Pour échapper à la bêtise et à la convoitise. Pour s'ouvrir au monde, même si la contrée est hostile et le danger permanent, car la famine et les maladies ravagent le pays. Sans compter le froid persistant. Il se jure pourtant de revenir pour la belle Franzi qui travaille à l'auberge et mérite aussi un meilleur sort.
Après leur départ les villageois découvrent stupéfaits le souvenir laissé par le peintre en s'approchant du retable. «Dans les visages – est-ce un hasard, non, ça ne peut pas être un hasard – ils se reconnaissent les uns les autres.
Cette gueule de travers, là, c'est bien la tienne.
Et ce soldat tout moche, c'est à toi qu'il ressemble.
Puis un éclair les traverse: Franzi en Marie, juste ciel, quel sacrilège. Mais le pire est à venir, qui laisse tout le monde sans voix: c'est Jésus. le peintre lui a donné les traits de Martin. C'est ainsi que le doux visage de l'enfant trône au-dessus des villageois, pour l'éternité.»
Commence alors un voyage périlleux traversé d'épisodes qui sont autant d'épreuves qui vont développer l'esprit du garçon et lui faire franchir bien des périls jusqu'au moment où il arrive devant le château où vit une Princesse sans âge qui s'entoure d'enfants qui eux ont toujours le même âge. Un prodige rendu possible par une escouade de cavaliers chargés de voler ces enfants dans tout le pays, semant la terreur et le malheur. Martin décide alors de faire cesser ces exactions. L'épilogue de ce livre étant lui aussi une nouvelle prouesse.
Car Stefanie vor Schulte, qui a étudié la scénographie et la création de costumes, a construit son roman comme une suite de scènes fortes faites d'images qui marquent, un village en ruines, des affamés prêts à tout, la peur des loups-garous, une troupe de saltimbanques qui tous se heurtent à l'intelligence et au courage d'un garçon intrépide dans sa quête des enfants enlevés. le tout servi par une langue riche en contrastes, cruelle et douce, violente et poétique.
Ce conte pour adultes qui se déroule à une époque lointaine peut aussi se lire comme un chant d'espoir, un appel au réveil des consciences devant un monde qui va à sa perte. Non, tout n'est pas perdu. Avec discernement, avec une farouche volonté, il est possible de contrer tous ces malheurs qui s'abattent sur nous.

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Le jeune Martin grandit dans une époque pleine de tyrannie et d'obscurantisme qui le juge trop atypique. Ainsi il se retrouve mis au ban de la société, après avoir survécu à la mort de toute sa famille. Jusqu'à ce que l'arrivée d'un peintre au sein du village et l'enlèvement d'un bébé viennent précipiter le destin du garçon. Pour faire face aux atrocités qui l'entourent et pour tenter de sauver ceux qui sont plus vulnérables que lui, il ne pourra compter que sur sa bravoure, sa force d'esprit et son seul ami : un coq noir ô combien énigmatique.

Il s'agit d'un 1er roman dans lequel l'auteur nous invite à regarder la nature humaine à travers les yeux d'un orphelin de 11 ans : un enfant rationnel et pétri d'humanité, dont les valeurs font de lui un être exceptionnel mais décrié au sein de sa communauté.

Est-ce un roman d'apprentissage, un conte philosophique ou une fable très sombre ? A chacun(e) d'en décider ! C'est une oeuvre qui laisse indéniablement le champ libre à une multitudes d'interprétations et un récit intemporel qui résonne fort, au vu de l'actualité.

L'apparente simplicité de la langue nous happe dès la 1ère page, en apportant au récit la distance émotionnelle nécessaire. L'écriture est pleine d'esprit et de poésie, mais aussi d'étrangeté et de cruauté. La construction repose sur un grand arc narratif qui traite du passé de Martin, en dévoilant progressivement ce qui a entraîné la mort de sa famille, tandis que le garçon embrasse sa destinée.

Le roman dessine la figure d'un nouveau héros : un enfant atypique et empathique, en harmonie avec la nature et les animaux. Quant au coq : c'est une créature mythique et symbolique qui s'avère être évidemment bien plus qu'un simple compagnon d'âme.

Ce conte se joue des codes inhérents au genre, tout en rendant hommage à « Till l'espiègle », au « Joueur de flûte de Hamelin », à Andersen et aux frères Grimm. Les personnages archétypaux se révèlent ici d'une profondeur inattendue, même les plus secondaires d'entre-eux. le style et l'histoire m'ont évoqué les romans de Patrick deWitt, via les touches tour-à-tour pittoresques, absurdes, surréalistes qui s'en dégagent.

La folie, les superstitions et les atrocités de la guerre sont dénoncées ici à travers des allégories qui font mouche. L'auteur met en exergue les dangers d'un monde binaire dans lequel s'affrontent : bien et mal, lumières et ténèbres, beau et laid, peuple et élite, hommes et femmes, enfants et adultes.
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Dans un grand chaudron rempli d'eau trouble, versez quelques poignées de folklore germanique, faites-y infuser deux ou trois contes de Grimm ou Andersen, bouillir de judicieux traits d'esprit et un zeste d'humour noir. Vous obtiendrez ainsi une fable surréaliste au charme étrange, évoquant un cavalier ravisseur d'enfants qui n'est pas sans rappeler le Roi des Aulnes ou le Joueur de flûte de Hamelin. le personnage principal de cette histoire se nomme Martin. C'est un garçon de onze ans accompagné d'un coq noir, rappelant lui-même Till l'Espiègle dont les attributs sont une chouette et un miroir révélant à ses contemporains leur triste image. Point de facétie chez le jeune Martin cependant, dont le visage innocent et le regard d'ange se troublent face aux réalités sociales qu'il doit éprouver. Il brille plutôt chez lui une intelligence lumineuse et un brûlant désir de justice. Orphelin malingre conspué par les faux puissants de son village, Martin suivra sur la route le peintre venu repeindre le retable de leur église. Prenant le risque de ne plus jamais revoir la douce Franzi, il abandonnera la médiocrité et la méchanceté des villageois dans l'espoir d'embrasser son destin et de retrouver une enfant volée à sa mère.

Les contrées que Martin et le peintre traverseront rappellent les campagnes ravagées par la peste et la guerre dans le fameux Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse. On y ressent le carnage fait aux innocents, du fait de la cruauté ou de la faiblesse. Catin balafrée, meute de loups, princesse cruelle, et bouffon bourreau croiseront le chemin du garçon au coq noir. Martin retrouvera-t-il le cavalier ravisseur ? Et surtout, qu'apprendra-t-il sur lui-même et ses origines au bout du périlleux chemin ?

Derrière les personnages archétypaux, sous les ailes noires de ce coq qui murmure à l'oreille du garçon, résonnent les travers des puissants, les faussetés des lâches, et l'espoir des justes. Stefanie vor Schulte signe ici un premier roman à l'élégance simple mais efficace, croquant au fusain un jeune héros aussi vif et attachant que courageux.
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critiques presse (1)
LeMonde
21 novembre 2022
Un premier roman qui entraîne son lecteur dans un flamboyant Moyen Age de légende.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
QUAND VIENT LE PEINTRE qui doit faire le retable de l’église, Martin sait qu’à la fin de l’hiver il s’en ira avec lui. Il partira sans même se retourner.
Le peintre, il y a longtemps qu’on en parle au village. Et maintenant qu’il est là et qu’il veut entrer dans l’église, la clé a disparu. Henning, Seidel et Sattler, les trois hommes qui font ici la pluie et le beau temps, la cherchent à quatre pattes dans les églantiers devant la porte de l’église. Le vent fait bouffer leurs chemises et leurs pantalons. Leurs cheveux volent dans tous les sens. De temps à autre, ils secouent la porte. À tour de rôle. Au cas où les deux autres n’auraient pas bien secoué. Et ils sont tout étonnés, chaque fois, qu’elle soit toujours fermée à clé.
Le peintre est là, son attirail miteux à ses côtés, et les regarde en souriant d’un air moqueur. Ils s’étaient fait de lui une tout autre idée, mais un peintre, dans la région, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Surtout en temps de guerre.
Martin est assis sur la margelle de la fontaine, à une petite dizaine de pas de la porte. Il a onze ans. Il est très grand et très maigre. Il vit de ce qu’il gagne. Mais le dimanche il ne gagne rien, il doit donc jeûner. Ce qui ne l’empêche pas de grandir. Lui arrive-t-il jamais de porter un vêtement à sa taille ? À peine son pantalon cesse-t-il d’être trop grand qu’il est déjà trop petit.
Il a de très beaux yeux. C’est la première chose qu’on remarque. Des yeux noirs et patients. Tout en lui semble sage et réfléchi. Et c’est ce qui met mal à l’aise les gens du village. Ils n’aiment pas qu’on soit trop turbulent ou trop calme. Grossier, ça peut se comprendre. Sournois aussi. Mais un garçon de onze ans qui a l’air réfléchi, ça leur déplaît.
Et puis il y a le coq, bien sûr. Le garçon l’a toujours avec lui. Perché sur son épaule. Ou assis sur ses genoux. Caché sous sa chemise. Quand la bestiole est endormie, on dirait un vieillard, et chacun au village murmure que c’est le diable.
La clé reste introuvable, mais le peintre, lui, est toujours là. Il va bien falloir lui montrer l’église, à cet homme. Henning pérore dans le vide, jusqu’au moment où lui vient un soupçon. C’est Franzi qui a la clé. Dieu sait où il a pêché cette idée. On la fait quand même appeler. Martin s’en réjouit déjà. Il aime beaucoup Franzi.
Franzi arrive aussitôt. De l’auberge, où elle travaille, il n’y a pas loin. Elle a quatorze ans, un fichu qu’elle arrange sur ses épaules. Le vent fait danser ses cheveux devant ses yeux. Elle est très belle, et ça donne envie aux hommes de lui faire du mal.
Il apparaît que Franzi n’est pour rien du tout dans cette histoire de clé. C’est bien ennuyeux.
On a perdu assez de temps comme ça à chercher, il faut trouver une autre solution. Le peintre, en attendant, s’est assis sur la margelle, à côté de Martin. Le coq virevolte depuis l’épaule du garçon, sautille sur les baluchons barbouillés du peintre en donnant de petits coups de bec.
A-t-on le droit de défoncer la porte d’une église ? Voilà ce que se demandent les trois hommes. D’employer la force pour ouvrir la maison de Dieu ? De casser une fenêtre ? Lequel de ces sacrilèges est le plus grave ? La porte ou la fenêtre ? Chacun convient que la violence est à écarter, on n’accède pas au Seigneur par un coup de pied bien placé, mais par la foi et les Écritures.
« Ou par la mort », glisse Franzi.
Elle a de ces audaces, pense Martin. Rien que pour ça, il faudrait passer toute une vie à la protéger, pour la regarder avoir des audaces comme celle-là.
Le peintre rit. Il se plaît bien ici. Il lance une œillade à Franzi. Mais elle n’est pas de celles qui rendent les œillades.
C’est une question à poser au pasteur, mais le seul qu’on connaisse est au village voisin. Celui d’ici, on l’a mis en terre l’année dernière, et aucun nouveau pasteur n’a poussé depuis sur les arbres. Et on ne sait pas trop où en trouver un autre, car jusque-là, autant qu’on s’en souvienne, il y en avait toujours eu un, personne ne saurait même dire ce qui était là en premier, le village ou bien le pasteur et l’église. Toujours est-il que, depuis, on fait appel au pasteur d’à côté. Mais comme il n’est plus tout jeune et qu’il lui faut du temps pour parcourir la distance d’un village à l’autre, le culte du dimanche n’a pas lieu avant midi bien sonné.
Donc, il faudrait demander au pasteur du village voisin comment pénétrer dans la maison de Dieu. Mais qui va aller le trouver à cette heure ? Dans le ciel s’amoncellent des nuages jaunes, et il faut marcher à travers champs, sans aucun abri pour se protéger. Et là-haut, les éclairs se succèdent sans discontinuer. Braoum ! Braoum ! Braoum ! Ça peut durer comme ça toute la nuit. Et Henning, Seidel et Sattler sont des membres trop éminents de la communauté villageoise pour qu’on leur fasse risquer ainsi leur vie.
« Je peux y aller », propose Martin. Il n’a peur de rien.
« Au moins, si c’était lui, la perte ne serait pas bien grosse », marmonne Seidel. Les autres hésitent. Ils savent Martin suffisamment dégourdi. Nul doute qu’il saura transmettre la question. Et se rappeler la réponse. Ils pèsent le pour et le contre, se concertent à voix basse. Et finissent par dire : « C’est bon, vas-y.
– Pourquoi donc aucun d’entre vous n’y va-t-il par ce temps de chien ? demande le peintre.
– Il a le diable avec lui, répond Henning. Il ne peut rien lui arriver. »

2
LA CAHUTE EST À FLANC DE COTEAU, la dernière en montant, à la lisière des prés couverts de givre et de la forêt. Il faut passer devant quand on veut y mener les bêtes. Parfois, l’enfant est sur le seuil, saluant aimablement et proposant son aide. Parfois aussi, le coq est perché sur la manivelle de la meule, cette meule affaissée dans le sol au fil des ans, couverte de lichen, à jamais immobilisée par le gel. Et contre laquelle le père a affûté sa hache avant de les tuer tous, à l’exception du garçon.
C’est là que, peut-être, tout a commencé.
Bertram est monté parce que la famille n’avait pas été vue au village depuis plusieurs jours. Ils devaient de l’argent, et il faut tout de même que les débiteurs se montrent, pour qu’on puisse leur faire des remontrances.
Bertram, donc, gravit la colline afin de rappeler la famille à ses devoirs sociaux.
« Tous morts », raconte-t-il. Tout réjoui de se dire que chacun, au village, est désormais suspendu à ses lèvres et qu’il aura jusqu’à la fin de ses jours quelque chose à raconter. Il entre donc dans la cahute, mais aussitôt un diable noir lui saute dessus. Le coq. Il se fait griffer aux mains et au visage. Il se met à quatre pattes pour se protéger, et c’est alors qu’il voit le sang.
« Du sang partout. La puanteur, les cadavres. Une vision de l’Apocalypse, je vous dis, dit-il.
– Une vision de quoi ? demande quelqu’un.
– Ça fait des jours qu’ils étaient là, je vous dis. C’est déjà plein de vers. Tout grouillants. Pouah. »
Il crache par terre et son petit-fils, qui adore son grand-père, l’imite aussitôt. Il lui tapote la joue.
« Brave petit. » Puis, se tournant vers les autres : « Saloperie de coq. C’est le diable incarné. Pas question que je remonte là-haut.
– Mais le garçon, dit quelqu’un.
– Le garçon, oui, il était vivant. Au milieu de tout ça. Il a eu tout le temps de devenir fou. Tout ce sang, ces plaies, toutes béantes, vous comprenez. Ces entrailles à nu. Vraiment pas beau à voir. Si avec ça l’enfant n’est pas devenu fou. »
L’enfant n’est pourtant pas devenu fou, et n’est pas mort non plus. Il doit avoir dans les trois ans, et s’accroche à la vie avec obstination. Sans personne pour s’occuper de lui. Les corps, bien sûr, ils les ont évacués. Mais lui, ils n’ont pas osé s’en approcher. Sans doute étaient-ils effrayés par le coq. Ou simplement un peu fainéants.
Mais que le garçon soit aujourd’hui en bonne santé, qu’il ait toute sa tête et, il faut bien l’avouer, une aimable nature, voilà qui est à peine concevable, et difficile à supporter. Plus d’un aurait préféré qu’il ne survive pas, pour ne pas avoir constamment sous les yeux ce sujet d’étonnement et de honte.
Il se contente de peu. On peut lui confier son bétail toute la journée, et il s’estime heureux avec un oignon pour tout salaire. C’est bien pratique. Si seulement il ne faisait pas aussi peur, avec ce coq sur le dos. Ce n’est pas un enfant de l’amour. Il est taillé pour la faim et le froid. La nuit, il prend le coq avec lui sous la couverture, on le sait de source sûre. Car le matin, c’est lui qui le réveille quand il a manqué le lever du soleil, ça le fait bien rire, et les gens du village, en l’entendant depuis tout en bas, se signent sur la poitrine à la pensée que cet enfant joue et partage sa couche avec le Malin. Mais ils continuent de passer avec leur bétail devant sa cahute. Avec des oignons sur eux, à toutes fins utiles.
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On s'approche donc, et plus on s'approche, plus le malaise est grand, car dans les visages — est-ce un hasard, non, ça ne peut pas être un hasard - ils se reconnaissent les uns les autres.
Cette gueule de travers, là, c'est bien la tienne.
Et ce soldat tout moche, c'est à toi qu'il ressemble.
Puis un éclair les traverse: Franzi en Marie, juste ciel, quel sacrilège.
Mais le pire est à venir, qui laisse tout le monde sans voix: c’est Jésus. Le peintre lui a donné les traits de Martin.
C'est ainsi que le doux visage de l'enfant trône au-dessus des villageois, pour l’éternité. p. 61
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Il leur arrivera de se réveiller dans cette vie et de découvrir leurs visages tordus de douleur. Alors, chacun prendra dans ses mains le visage de l'autre, le caressera, versera dans l'étreinte l'ivresse des paroles chuchotées, et s'abandonnera au rythme lent des pas. De leurs pas qui depuis longtemps n'ont plus besoin d'un sol pour avancer. Sur ce qu'ils savent maintenant être leur chemin à tous les deux. Dont aucun ne quittera l'autre.

(excipit)
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Il se contente de peu. On peut lui confier son bétail toute la journée, et il s’estime heureux avec un oignon pour tout salaire. C’est bien pratique. Si seulement il ne faisait aussi peur, avec ce coq sur le dos. Ce n’est pas un enfant de l’amour. Il est taillé pour la faim et le froid. La nuit, il prend le coq avec lui sous la couverture, on le sait de source sûre. Car le matin, c’est lui qui le réveille quand il a manqué le lever du soleil, ça le fait bien rire, et les gens du village, en l’entendant depuis tout en bas, se signent sur la poitrine à la pensée que cet enfant joue et partage sa couche avec le Malin. Mais ils continuent de passer avec leur bétail devant sa cahute. Avec des oignons sur eux, à toutes fins utiles.
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Les gens qu'ils interrogent sont édentés, et si maigres qu'on leur souhaiterait d'avoir perdu aussi la parole, pour ne plus s'étrangler avec.
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