L'eau. Toujours l'eau. Silencieuse ou clapotante, insidieuse ou de franche marée, s'amusant au soleil ou menaçant sous la tempête, mais éternelle. Quand on sait les rapports entre l'Eau et la figure de la Mère et que l'on connaît également les liens tumultueux qu'entretenait
Simenon avec sa propre mère, doit-on chercher, dans un début d'analyse sauvage, à trouver là l'une des raisons - LA raison peut-être - qui fait que, parmi les aventures de
Maigret, nous l'avons déjà dit, celles qui se passent en milieu marin ou fluvial comptent parmi les meilleures ?
"
La Maison du Juge" en apporte une fois de plus une preuve sans appel. Tout commence à Luçon, où le commissaire s'est vu provisoirement exiler, pour des raisons que l'auteur ne fait que survoler, par une hiérarchie que ses méthodes et sa personnalité semblent avoir poussée à bout. (Il est vrai que, plus on avance dans "
Maigret", plus on reste étonné de certaines de ses méthodes, et ceci en dépit de l'époque à laquelle sont censés se dérouler les récits. Imaginez un instant les Experts, de Manhattan ou de Miami, face auxdites méthodes : de quoi en faire perdre à jamais ses ineffables lunettes noires à David Caruso et tomber dans les pommes les membres des deux équipes sans grand espoir de les voir reprendre jamais connaissance. ) Luçon, où
Maigret se trouve un jour - ou plutôt un beau soir - nez à nez avec une certaine Adine Hulot, dite Didine. Didine est la femme du douanier Hulot, entrevu, si j'ai bien compris, dans "
Le Chien Jaune" et qui a pris sa retraite dans le petit port de L'Aiguillon, d'où sa femme est originaire. Didine est surtout une maîtresse-femme qui, froidement, comme ça, là, tout de go, déclare au commissaire qu'il doit la suivre parce que, si les calculs attentifs de la marée qu'elle a faits avec son époux sont exacts (et ils le sont ! ), ce sera ce soir, et pas un autre, que le juge Forlacroix se décidera à se débarrasser du cadavre que, depuis deux ou trois jours, il dissimule dans sa maison. Alors, il faut que
Maigret se dépêche, hein ? parce que la marée, dame, ça n'attend pas.
Maigret en reste sans voix. le lecteur aussi. ;o)
Le plus beau, c'est que tout ce qu'a annoncé Didine va se réaliser, sous les yeux mêmes du commissaire. Mieux : une fois le juge pris sur le fait,
Maigret sera contraint de l'aider à retransporter le cadavre, dont il voulait effectivement se débarrasser avec la marée dans la fruiterie, où il l'avait dissimulé jusque là.
Didine est l'une des créations les plus réussies de
Simenon. Petite, maigrelette, toujours emmitouflée dans ses châles et arborant avec fierté sa coiffe vendéenne, le verbe ferme et tranchant, elle est "héneaurme" et elle n'arrête pas d'enfler au fil des pages. Il y a, en cette silhouette de sauterelle flétrie, quelque chose de l'implacable, du terrible sens de la déduction qui anime Sherlock Holmes. Avec cette différence que Didine n'a nul besoin de cocaïne, fût-ce à 5% de solution, pour déduire. Chez Didine, c'est naturel. Elle parvient si bien, tel quelque futur profiler du FBI, à se mettre dans la tête de
l'assassin que, à un certain moment,
Maigret en vient à la soupçonner. Pis : elle lui fait peur ! La scène est d'un comique savoureux et contribue à souligner l'ambiance singulière, inquiétante et parfois à la limite du rêve, qui fait de "
La Maison du Juge" - en tous cas selon notre humble avis - un roman vraiment à part et l'un des meilleurs de la série.
Soyons honnête : dans son genre, le juge Forlacroix n'est pas mal non plus. Un homme digne, cultivé, raffiné, sensible et pourtant capable d'une grande et froide cruauté. Un homme dont on ne peut nier qu'il n'a pas eu de chance. Un homme qui n'aime qu'une seule personne au monde, sa fille, Lise. Malheureusement, elle est née différente. Plus précisément, elle a des troubles psychiques qui l'accablent de crises et, pendant ces crises, elle est à la merci de n'importe qui, homme ou femme ... Forlacroix a aussi un fils, Albert, grand, costaud, rebelle, qui a embrassé la profession de boucholeur pour ennuyer son père. Enfin, quand on dit son père ... En fait - et les examens auxquels Forlacroix a dû soumettre sa fille l'ont prouvé - Albert n'est pas
le fils du juge. Ce que Mme Forlacroix, qui vit désormais sur la Côte d'Azur avec un riche octogénaire, avait craché à la tête de son époux, quand celui-ci l'avait surprise à Versailles, dans la chambre conjugale, en compagnie d'un chanteur de café-concert, était bien vrai.
Mais si Albert n'est pas
le fils de Forlacroix, il n'en reste pas moins le frère de Lise, qu'il cherche lui aussi à protéger. Cependant, tant le père que
le fils n'y peuvent rien. Nombreux sont les hommes qui, certaines nuits, grimpent au balcon de la jeune fille ... Que faire ?
Le roman repose sur la décision prise par le juge et contre laquelle Albert ne s'élève pas. Au contraire. Sans cette décision, jamais il n'y aurait eu d'assassinat - enfin, dans le présent. Mais une chose est vraie : si, jadis, le juge a bien tué l'amant de sa femme, il n'est pour rien dans la mort du Dr Janin, puisque telle était l'identité du mort de la fruiterie. le roman est aussi exceptionnel par la profondeur de l'analyse psychologique et par la puissance, parfois insoutenable d'authenticité, conférée à tous ses personnages par un
Simenon au mieux de sa forme, qu'on sent lui aussi passionné par cette bien triste histoire. Alors, n'hésitez pas à visiter cette "Maison du Juge" : elle devrait vous subjuguer et vous ne l'oublierez pas de sitôt.
Didine non plus, d'ailleurs. Ou alors, Alzheimer vous guette, c'est sûr. ;o)