On vient d’enterrer Roger Nimier.
Il était jeune, il était beau, il était brillant, il était modeste et insolent, il était hussard, il était rapide, il est mort vite et d’un excès de vitesse.
C’était dans la logique des choses. Il ne pouvait finir qu’au galop. Son auto, son esprit, son cœur, allaient trop vite. Il a fini dans un écrabouillis. Jamais on ne vit pareil spectacle que celle de l’Aston-Martin dans laquelle il roulait au moment de l’accident.
Son style et son talent n’étaient pas moins rapides. Il cravachait les idées et les phrases ; si bien qu’elles donnaient l’impression non plus d’être successives, mais d’être simultanées ; on eût dit qu’il passait en foule. Jeune, il avait déjà la classe, l’autorité qui désigne les maîtres. L’âge aurait fait de lui notre plus grand écrivain.
On a tendance à croire frivoles ceux qui sont brillants, et mauvais cœurs ceux qui sont insolents. Il démontrait exactement le contraire. Il avait l’air de ne fréquenter que les bars et les salles d’entraînement, et il trouvait le moyen de diriger un journal ou d’être l’âme d’une maison d’éditions, d’avoir tout lu, d’écrire une œuvre et de consacrer à ses amis un temps qu’il prenait où ? On ne l’a jamais compris. Il avait pour eux des générosités de prince, des tendresses de nourrice, des délicatesses de maman, et sa pudeur savait aller jusqu’au cynisme.
Il avait certainement un secret. Le fond était certainement amer. Il le masquait par l’enthousiasme.
Qui était-il ? D’Artagnan, sûrement, et peut-être aussi Athos, d’une façon ou d’une autre : l’homme d’un mystère, et d’un mystère désespérant.
La Montagne – 9 octobre 1962
Ce qu’il y a d’amusant (d’amusant... du point de vue de Sirius, bien entendu), c’est de voir que, parallèlement, la Russie, qui faisait sa réclame et son succès chez les naïfs, avec le pacifisme et l’internationale, les colombes de la paix, l’antimilitarisme et les slogans contre les marchands de canons, la révolution, l’union libre et la liberté sexuelle, la grève et la libre pensée, prôner un idéal de vie qui se rapproche étrangement de celui des petits-bourgeois, défendre farouchement la pudeur et le mariage, et envoyer en Sibérie tout ce qui veut penser librement, faire grève, manifester, rêver à sa manière, avoir les goûts d’un pays différent. Ne permettre que l’art pompier. Se barricader dans le chauvinisme avec un mur. Enseigner la guerre à tout le monde (pourvu que ce soit à son profit). Colonialiser en Europe, en Asie, en Afrique, tous les pays qu’elle peut. Annexer de façon pure et simple. Se transformer en arsenal, vendre des canons à plein bord et s’enfermer dans le bigotisme de Karl Marx, au point de lui soumettre la science.
Se livrer à l’antisémitisme avec une ardeur médiévale. Et étouffer les gémissements."
La Montagne – 28 juin 1970)
Voilà, l'homme est zoologique : il naît, il meurt, il se reproduit ; comme la baleine et le surmulot. C'est à peu près tout ce qu'il sait faire. Il se reproduit même trop : il n'y a plus moyen de trouver de place à La Coupole, qui est pourtant immense, et qui fut un lieu agréable ; et historique.
Mais aujourd’hui c’est une catastrophe, le restaurant a envahi le café. On ne peut plus prendre un demi assis sur une banquette. Comment parler sur une chaise vacillante dans le va-et-vient qui bouscule les sièges et la pensée ?
Pour bien parler, pour réfléchir, pour être heureux, il faut une grande place pour les coudes et pour le derrière, c’est à dire pour l’âme ; pour la méditation, pour la spéculation, pour la stabilité du corps et de la pensée.
On ne médite pas sur une chaise cannée ; on se gaufre la peau à son contact, c’est tout le résultat qu’on en tire. Rien n’est plus ridicule, vu de dos, qu’un monsieur nu qui quitte une chaise cannée. On voit par là que l’homme se reproduit beaucoup trop.
La Montagne – 28 avril 1968)
Le chien étant l’ami de l’homme, l’homme n’aurait plus d’ami. L’aveugle tâtonnerait en vain au bord de la rue à traverser, le voyageur périrait dans la neige sur les pentes du mont Saint-Bernard ; nous ne verrions plus dans les cirques le barbet jouer aux dominos, lire le journal, et compter jusqu’à douze ; les jeunes enfants, désorientés, seraient obligés d’attacher les casseroles à la queue du tigre royal ; les cousins pauvres entreraient sans vergogne dans la villa du cousin riche.
La poésie en naît de façon automatique. Par simple juxtaposition. Dès qu’on rapproche deux choses extrêmement différentes, la poésie est bien près d’en jaillir. La poésie filtre toujours à travers les fentes de l’insolite.
Emmanuelle Bayamack-Tam et son invité, Frédéric Boyer.
À l'occasion d'une grande journée dominicale qui célèbre à La Criée les 40 ans des éditions P.O.L, Oh les beaux jours ! a convié l'un des grands noms de ce catalogue, Emmanuelle Bayamack-Tam, qui publie aussi des romans noirs sous le nom de Rebecca Lighieri, et dont l'oeuvre, dense et d'une folle liberté, échappe à toute tentative de classification.
Récemment couronnée par le prix Médicis pour La Treizième Heure, l'écrivaine reviendra sur les thèmes récurrents de ses romans : la métamorphose, qui parcourt son oeuvre, mais aussi le rapport au corps – notamment lorsqu'il se transforme à l'adolescence –, la famille et le nécessaire requestionnement du rôle qu'on lui alloue dans nos sociétés, la religion et l'appartenance à une communauté, la question du genre et des identités multiples…
L'entretien explorera également le style Bayamack-Tam, sa capacité à mêler les voix en explorant les genres littéraires (poésie, récit, chanson…) jusqu'à les renouveler, son art singulier et assumé de laisser infuser dans ses romans toutes les lectures qui l'ont «enfantée» en littérature. La conversation portera également sur une pièce de théâtre en cours d'écriture, dont nous sommes allés filmer les répétitions, et sur son goût pour le cinéma, en particulier pour les films de Pedro Almodóvar. Il sera aussi question du roman graphique qu'elle a écrit avec Jean-Marc Pontier, et bien sûr de Marseille, ville de ses origines présente dans nombre de ses romans, avec une interview exclusive d'une patronne de bar bien connue des Marseillais…
À ses côtés, pour évoquer la richesse de son travail et sa double identité littéraire, son éditeur, Frédéric Boyer, apportera un éclairage sur cette oeuvre sans pareille.
À lire (bibliographie sélective)
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « La Treizième Heure », P.O.L., 2022 (prix Médicis 2022).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Arcadie », P.O.L, 2018 (prix du Livre Inter 2019).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Je viens », P.O.L, 2015.
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Si tout n'a pas péri avec mon innocence », P.O.L, 2013 (Prix Alexandre-Vialatte).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Une fille du feu », P.O.L, 2008.
— Rebecca Lighieri, « Il est des hommes qui se perdront toujours », P.O.L, 2020.
— Rebecca Lighieri, « Les Garçons de l'été », P.O.L, 2017.
— Rebecca Lighieri, « Husbands », P.O.L, 2013.
— Rebecca Lihieri et Jean-Marc Pontier, « Que dire ? », Les Enfants Rouges, 2019.
Un grand entretien animé par Chloë Cambreling et enregistré en public le 28 mai 2023 au théâtre de la Criée, à Marseille, lors de la 7e édition du festival Oh les beaux jours !
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
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