En fait, j'avais lu d'abord les lettres d'
Ariadna Efron,sa fille, intitulées Chronique d'un goulag ordinaire, intriguée par le titre, qu'était donc un goulag " ordinaire"?
Elle y parlait de la vie quotidienne des endroits où elle avait été envoyée et était restée plus de dix ans. Je me souviens d'une phrase: " Envoyez moi quelque chose à lire, même de vieux journaux, de vieilles revues, sinon je vais devenir tout à fait sauvage.".....
Marina Tsvetaeva ,je l'avais croisée également dans le " roman" de William T.
Vollmann,
Central Europe.
J'ai enchaîné..
Cet ouvrage regroupe une partie de la correspondance et des carnets de M.T., avec nombre de citations.
La préface est de
Tzvetan Todorov, qui a extrait de très nombreux écrits intimes, ceux qui lui apparaissaient les plus importants pour conter le destin tragique de cette femme .
Toute sa vie, M.T. ne cesse d'écrire des lettres, à des amis ou à des inconnus, ou dans ses cahiers. Ce qu'elle écrit, c'est sa vérité ( comme dans ses poèmes qui ressemblent souvent à des aphorismes, tant ils sont concis., un mot, un tiret, un autre mot…). A la fin de sa vie, elle écrira même à Beria pour implorer son aide, là aussi en lui faisant un résumé de la vérité . Et ses dernières lettres seront des lettres d'adieu.
Un grand écrivain parvient à trouver les mots pour accéder à la vérité des choses. Les mots pour la dire…Sur sa tombe, elle aurait voulu que l'on écrive Sténographe de l'Etre . Pas un philosophe, disait-elle, mais un poète qui sait aussi penser.
"A défaut d'avoir une « conception « du monde, j'ai une « sensation » du monde."
Mais le monde a souvent peu à faire d'un être semblable, dont toute l'existence est une aspiration à l'absolu, qui plus est si c'est une femme et dans le contexte historique dans lequel elle évolue.
"Amour fou, confiance totale, loyauté inébranlable."
Jusqu'au bout, c'est vrai, jusqu'à ce qu'il ne reste plus de raison de vivre. Et là, elle demeure ce qu'elle est, une femme qui ne peut faire de compromis, elle se suicide.
Amour fou… M.T. a épousé à 18 ans un jeune homme de 17 ans, Serguei Efron, en deuil de sa mère et ses soeurs, malade, et c'est à cet homme-enfant - à peu près inapte à tout -qu'elle restera fidèle jusqu'au bout, parce qu'elle s'est engagée.. Cela ne l'empêchera pas de reproduire en permanence le même schéma , fixation sur un homme- ou une femme - de préférence plus jeunes, malades, ou victimes de persécution ( le côté maternel de M.T. est très fort..) . Poètes, bien sûr. Après, une brève rencontre fait l'affaire et son imagination fait le reste- pour la plus grande surprise de l'intéressé du moment, qu'elle bombarde de lettres, de poèmes d'amour. Fin rapide de l'enthousiasme devant le peu de répondant, et au suivant. Tout lui est égal, pourvu qu'elle aime. Qu'elle s'aime.
"Toi, c'est moi plus la possibilité de m'aimer moi-même- Toi, seule possibilité de m'aimer moi- l'extériorisation de mon âme."
Besoin en permanence d'un état amoureux complètement fantasmé le plus souvent, puis des souffrances de la fin de l "amour " pour créer.
"Qui pourrait parler de ses souffrances sans en être complètement enthousiasmé , c'est-à-dire heureux."
Confiance totale dans l'écriture, et pour M.T., il n'y a pas de séparation entre oeuvre et existence.
Il ne s'agit pas du tout de:" vivre et écrire, mais de vivre-écrire et écrire, c'est vivre."
Hélas, il y a la vie, la vie terrestre d'une femme -épouse-mère, et qui pour elle est faite de corvées. C'est évident que l'on peut se demander ce qu'aurait été le destin et l'oeuvre de M. T. sans la Révolution d'octobre.. Mais là aussi, elle est d'une honnêteté intellectuelle sans compromis , il n'y a qu'une issue, l'exil, comme de nombreux Russes. , car elle estime ne plus avoir sa place dans une société où le collectif l'emporte sur l'individuel. Mais elle ne s'identifie pas davantage aux Russes blancs , ce qui fait d'elle une étrangère partout. Cette inadaptation complète a bien sûr des conséquences sur sa vie quotidienne et le thème de la misère est constamment présent.
Loyauté enfin.,envers les choix politiques de son mari et de sa fille, qui provoqueront leurs pertes à tous. le retour en Russie et la catastrophe. L'arrestation d'Alia et de Serguei, il reste son fils, mais déjà il s'éloigne.. Et dira après le suicide de sa mère que c'était un bon choix..
Son avant-dernier quatrain:
"Le temps venu pour enlever les ambres,
Le temps venu pour remplacer les mots,
Le temps venu pour décrocher la lampe
Qui pend sur le portail.."
Son destin, comme l'écrit Todorov dans la préface, est contenu en germe dans sa conception même de l'absolu.
Il lui reste l'immortalité de l'oeuvre. Serguei Efron est fusillé peu après la mort de sa femme, Mour meurt à 19 ans sur le front. Seule Alia, revenue après 16 ans de goulag, consacrera sa vie à l'édition de l'oeuvre de sa mère.
La vie de cette femme écorchée vive, ce feu qui brûle en elle jusqu'à la consumer entièrement n'est- ce pas, en fait , ce qu'elle décrivait très tôt de façon si belle:
"Tout est lié au fait que mon coeur commence à battre- et cela ne fait rien,s'il vole en éclats! Je me suis toujours brisée en éclats et mes vers sont, littéralement, des fragments argentés de mon coeur."