Les chiffres officiels disaient brutalement :
Roche accostée : 9 fois
Temps passé sur la roche : 8 heures
Tentatives infructueuses : 13
Temps passé en mer et sur la roche : 100 heures
Travail effectué. Percement de : 15 trous
Dépenses totales de la campagne : 8.000 francs...
Ce qui ne révélait ni le nombre des heures d'attente et d'impatience, ni la violence des lames et des averses, ni la gravité des conflits entre les hommes.
Ni le bruit des massettes, ni le glauque sournois des rouleaux, ni la blancheur extraordinaire des grandes griffes d'écume et des gerbes furieuses.
Ni la solidité de l'Armorique.
Ni le courage et l'habileté des pilotes et des pêcheurs.
Ni la persévérance d'un petit groupe.
Ni le cheminement d'une idée dans les esprits et dans les rocs...
La fameuse éloquence des chiffres n'était pas bavarde !
Les huit jeunes corps, bien arqués sur leur tâche, avaient déjà trouvé contre Ar-men leur position la plus sûre. Selon toute une série de rythmes syncopés, les massettes frappaient les fleurets et les fleurets frappaient la roche, et cette chanson de l'outil sur la pierre, qui déjà ravissait le cœur dans un chantier de terre ferme, prenait, dans la sauvagerie et les périls du paysage, une poignante, une douloureuse grandeur. Les larmes vinrent aux yeux du très correct M. Lacroix. Une senteur de poudre se mêlait à l'odeur énorme de la mer. On eût dit le bruit d'une équipe d'hommes emprisonnés dans une mine et qui se fraient leur chemin. Et en vérité, un phare se trouvait emprisonné dans cet écueil, il fallait le retirer des affres de sa nuit.
Le phare, c'était toujours l'affaire de l'île. Aucun événement n'éclatait sur l'écueil ni sur la Basse-Froide sans que des poumons sénans, des poignes sénanes, des regards sénans, des obstinations sénanes y fusses mêlés. Le Cap Sizun, patrie du blond Guivarch, avait beau fournir les dix maçons qui posaient en titre le massif de base et les dix manœuvres, leurs aides officiels, il n'était pas question, pour Sein l'indispensable, de devenir simple hôtellerie pour les Messieurs du Phare ! Deux de ses bateaux et dix de ses hommes (six marins, deux mousses, deux pilotes) participaient à toutes les sorties. Debout sur la cime d'un des pitons orientaux comme le veilleur d'une troupe de cormorans, un pilote prenait et tenait dans ses yeux l'extrémité de la Basse-Froide où commençaient les insurrections de la mer, cependant que son camarade, les marins et les mousses débarquaient les matériaux, gâchaient le mortier. Il ne fallait pas songer au moindre engin de levage. Les bras, toujours les bras, et aussi la poitrine, les genoux, les épaules.
Le jeudi 6 avril 1868, sur une Armorique aux lettres redorées, arrivèrent du continent bleuâtre M. Joly, casquetté de neuf, et M. Lacroix, et les fiers maçons du Cap débarquaient avec eux.
La légende des belles activités humaines reprenait, au point où le conteur, avant le sommeil de l'île, l'avait interrompue : « Il était une fois, non loin de l'extrémité d'un terrible banc d'écueils, une roche à trois têtes, solide et sauvage, et qu'on appelait Ar-men, c'est à dire la pierre...Il était une fois, non loin de l'extrémité du monde, une île minuscule plate comme une planche d'épave et que les tempêtes marines rêvaient de détruire. »
Émission complète : http://www.web-tv-culture.com/naissance-d-un-goncourt-de-yann-queffelec-1317.html
Il est né à Paris mais ses racines sont belles et bien bretonnes. Yann Queffelec a toujours revendiqué cet attachement, il l?a prouvé dans plusieurs de ses ouvrages comme son « Dictionnaire amoureux de la Bretagne ». Plus jeune, il se rêvait aventurier sur les mers, prenant la plume au gré de ses escales. Car si la voile était sa passion, l?envie d?écriture était déjà présente, encouragée par une mère aimante et affectueuse. En revanche, côté paternel, ces velléités n?étaient pas bien vues. Pas facile pour le grand romancier de la mer que fut Henri Queffelec, grand prix de l?académie française en 1958 avec son « Royaume sous la mer » d?imaginer son fils marcher dans son sillon. Ce conflit père-fils qui perdura jusqu?à la mort d?Henri Queffelec a profondément marqué son fils Yann qui en a fait un livre « L?homme de ma vie ». Au-delà de ces souvenirs personnels, Yann Queffelec a aussi bien sûr écrit de nombreuses fictions mais toujours les relations familiales et le mal-amour se répondent en écho. Avec près d?une quarantaine d?ouvrages alternant romans, récits, essais ou poésie, le parcours d?auteur de Yann Queffelec est bien sûr marqué par le prix Goncourt, en 1985, avec « Les noces barbares ». Ce titre reste associé à la rencontre entre Yann Queffelec et l?éditrice parisienne Françoise Verny, une rencontre improbable, un soir d?hiver sur le quai d?un port de Bretagne, quand Françoise Verny eut cette phrase à destination du futur romancier « Toi, chéri, t?as une gueule d?écrivain ». On imagine la scène? Avec humour, tendresse et émotion, Yann Queffelec nous raconte les mois qui vont de cette rencontre portuaire inattendue à l?obtention du Goncourt, cette relation quasi filiale entre ce jeune auteur en devenir et cette éditrice, faiseuse de talents, à la personnalité bien trempée. Dans ce livre où le lecteur est pris à témoin par l?auteur, Yann Queffelec se dévoile, avec ses bons et ses mauvais côtés, il nous parle d?une époque peut-être révolue ou auteur et éditeur ne faisaient qu?un et il lève le voile sur le monde secret de l?édition parisienne. Tout cela avec une écriture pleine d?originalité, de sonorité et de poésie. « Naissance d?un Goncourt » de Yann Queffelec est publié chez Calmann-Lévy.
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