Allergiques au grandes sagas familiales, aux dystopies, et surtout aux loooongues discussions sur l'économie américaine (et mondiale), passez votre chemin ! Ce livre ne suscitera en vous qu'ennui et frustration si vous recherchez le romanesque, l'épique ou l'action d'un bon thriller. Et si vous êtes profondément attaché à la valeur littéraire d'un roman, vous risquez également d'être frustré par certains dialogues, ou par les néologismes régulièrement employés ("cacaviocs", "âge-pierre", "cafardable", et autres "Lat", pour latino-américain). Et si vous n'avez jamais rien lu de
Lionel Shriver, ces 645 pages touffues et complexes ne sont sans doute pas la meilleure entrée dans son univers.
Mais alors, pourquoi diable l'avoir lu, ce pavé indigeste, pourriez-vous fort légitimement vous demander ? Deux raisons, l'une étant que c'est ma fille qui me l'a prêté et recommandé (tout en m'avertissant qu'il ne s'agissait pas d'une lecture facile et divertissante), la seconde parce que j'avais déjà eu l'occasion de me frotter à la prose caustique et second degré de l'auteure, avec "
Propriétés privées", et que donc, je savais plus ou moins où je mettais les pieds !
Comme l'indique le titre, l'histoire est centrée sur la famille Mandible, sur deux périodes, la première s'étirant de 2029 à 2032, et la seconde, bien plus courte, en 2047. En 2029, les Etats-Unis ont élu un président Latino, et les quatre générations de la famille Mandible vivent plus ou moins confortablement, même si les écarts entre leurs situations respectives semblent conséquents. le patriarche, Douglas, jouit d'une importante fortune convoitée par ses futurs héritiers, notamment son fils et sa belle-fille, Carter et Jayne. Sa fille Enola, surnommée Nollie, s'est quant à elle exilée en France, où elle vit seule, sur les revenus d'un de ses livres ayant connu un certain succès commercial. Les filles de Carter et Jayne constituent la troisième génération, et ne vivent pas dans les mêmes conditions. Florence travaille dur dans un centre d'hébergement, son diplôme universitaire ne lui ayant jamais servi à rien, et elle peine à payer ses traites et à nourrir son fils Willing. Son compagnon "lat" Esteban l'aide de son mieux en organisant des treks pour vieux croulants désireux de se prouver qu'il peuvent encore crapahuter en montagne. Sa soeur Avery, mariée avec un économiste imbu de sa personne (Lowell) et mère de trois enfants, s'en sort bien mieux et vit dans un quartier favorisé. Leur jeune frère Jared vient d'acheter une ferme au milieu de nulle part. Les Etats-Unis viennent de traverser une terrible crise consécutive à une cyber-attaque durant six ans (le fameux "âge de pierre") et s'en remettent doucement. le décor est planté. Les personnages s'animent.
Un soir, aux infos, une nouvelle apparemment anodine va faire s'effondrer toute la puissance presque retrouvée de l'Amérique, dont la monnaie va chuter vertigineusement, ainsi que toutes les valeurs auxquelles s'accrochaient ses citoyens. La moindre possession revêtant un quelconque intérêt financier, or, bons du trésor, épargne durement amassée ou fortune familiale, tout va se retrouver réduit à néant en l'espace de quelques semaines. Douglas, l'arrière-grand-père richissime, n'échappera pas à la débâcle, et devra quitter sa luxueuse résidence pour personnes âgées pour emménager chez Carter et Jayne, en compagnie de Luella, sa seconde épouse atteinte de démence précoce. Avery et Lowell vont également être contraints de quitter leur belle demeure pour demander asile à Florence avec leurs enfants. Rapidement la situation déjà difficile va encore empirer, jusqu'en mars 2032 où elle atteint un paroxysme.
Je ne dirai rien de la seconde partie, qui ne concerne que quelques membres de la famille, notamment Willing et un de ses cousins, ainsi que Nollie, leur grand-tante, sinon qu'elle nous emmènera vers l'Utopie.
J'ai eu beaucoup de mal à rentrer dans ce roman, j'avoue. En plus je l'ai lu en grande partie dans le train, où les conditions favorables à la concentration ne sont pas toujours réunies. C'est une lecture exigeante, il faut parfois vraiment s'accrocher pour comprendre les mécanismes économiques qui conduisent un pays et notamment cette famille à la ruine. Et certains passages, en particulier ceux où Lowell pontifie (alors qu'il n'a absolument pas su utiliser ses compétences pour éviter la chute à ses proches), m'ont carrément gonflée, le terme n'est pas trop fort.
Mais je me suis finalement laissé happer, j'ai voulu savoir comment les membres si différents de cette famille nombreuse allaient s'en sortir, si l'entraide fonctionnerait, et comment les plus favorisés survivraient à l'effondrement d'un système qui avaient fait leur fortune. Et je me suis attachés à certains personnages, Florence qui se bat pour maintenir tout son petit monde à flot, Willing qui sous ses dehors d'ado désabusé et solitaire comprend la situation bien plus vite que nombre d'adultes et cherche à contribuer comme il le peut aux efforts de sa mère, Nollie qui s'accroche à une vieille malle contenant son "trésor de guerre", à savoir les manuscrits de ses romans. le patriarche Douglas a forcé mon admiration, il montre un courage étonnant alors qu'il approche des 100 ans. A contrario, certains autres protagonistes n'ont suscité en moi que mépris envers leur arrogance et leur vision étriquée et égoïste de la vie. J'ai également été sensible aux passages évoquant la déliquescence de toute valeur morale, et justifiant les pires vilenies même aux yeux de personnes auparavant irréprochables.
En sortant de cette lecture, je n'ai certes pas acquis beaucoup plus de connaissances en matière de finance internationale, mais je trouve que
Lionel Shriver offre une démonstration implacable et presque envisageable de la manière dont la première puissance économique mondiale pourrait s'écrouler en quelques mois. Carrément glaçant !