Agathe Portail vous présente son ouvrage "
Les âmes torrentielles" aux éditions
Actes Sud.
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les-ames-torrentielles
Note de musique : © mollat
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En attrapant machinalement une framboise trop mûre qui s'écrasa entre ses doigts, elle arriva à la conclusion que, peut-être, la détresse était une expérience solitaire qui faisait barrage à l'empathie.
Lorsque Bernard Mazet eut tourné la clé qui bloquait l'ouverture de la porte en tôle ondulée du hangar, il chercha la sensation de la journée terminée. Il ne trouva que la mauvaise conscience de n'avoir pas terminé le travail et d'avoir laissé Alexane accueillir seule les sept touristes envoyés par Airbnb.
Alexane avait fini par accepter le catastrophisme presque obsessionnel de son époux. Elle se disait qu'il tenait là une manière de vider ses peurs de leur substance à force d'en explorer chaque recoin, comme s'il essorait un vieux torchon souillé qu'il voulait laver jusqu'à la dernière fibre.
Il connaissait chaque parcelle intimement. Ses spécificités, ses caprices, sa vulnérabilité aux attaques de mildiou. Il savait tout, sur chacune d'elles. Il sentait les rameaux ployer sous la brûlure injuste du gel. Il sentait la sève ralentir sa circulation dans les jeunes pousses, puis se retirer lorsqu'elle le pouvait encore, engourdie, au plus près du cœur battant d'un pied de vigne qu'elle ne parvenait plus à parcourir.
Colette Mazet posa devant elle une part généreuse et se retourna vers la maison avec un soupir lorsque la sonnerie du téléphone fixe retentit. C'était un bruit qu'Élise avait pris en affection. Il lui semblait qu'une bonne vieille sonnerie, celle qui vrillait les tympans comme il se devait, portait en elle la joie d'imaginer un interlocuteur assis dans son salon, tenu au bout du fil et forcé à l'immobilité pendant toute la durée de la conversation. C'était la signature d'un échange concentré, pour lequel les deux parties devaient se rendre pleinement disponibles et n'étaient pas en mesure d'arpenter les rues en discutant, un sandwich à la main et l'écouteur soudé dans l'oreille.
Le cavalier s’arrête devant l’auvent. Cela fait tant d’années que son fils n’a pas mis les pieds au puesto... Danilo ne parvient même pas à les compter, alors il sourit plus largement encore.
— J’ai soif, annonce Eliseo, gris de la poussière du chemin.
— Tu as changé de cheval.
— Ce n’est pas à moi. Tu as du fil et une aiguille ? D’une étreinte maladroite, Danilo serre contre lui son fils aîné et lui arrache une grimace de douleur. — Sale mine, fils. Des soucis ?
— Fais-moi entrer, j’aime autant ne pas rester au soleil.
Accroupi près d’une fente dans la roche d’où jaillit un filet d’eau, Danilo s’applique à mouiller sa pierre à aiguiser. Pour y remplir un seau, il faut s’armer d’une timbale et d’un peu de patience car l’eau ensuite se perd dans les cailloux. Patience dont il ne manque pas. C’est ici qu’il vient aiguiser son facón, pour que la pierre soit rincée en permanence.
Quand il a besoin de plus, pour un bain, pour faire boire la mule ou remplir l’abreuvoir des chiens, il descend dans le creux où se rejoignent les sources pour former le début du río Azul. Là-bas le débit est beaucoup plus important et la difficulté majeure consiste à rapporter l’eau en quantité jusqu’au puesto, cette cabane d’estive dans laquelle il passe six à sept mois par an, seul et heureux de l’être. Ça le change de son herbage d’hiver, une bicoque en dur à soixante kilomètres de là dans la vallée, où il se sent sans cesse dérangé par le passage des touristes de plus en plus nombreux.
Pour le moment, la lumière crue d’avril lui fait plisser le nez tandis qu’il passe sa lame sans hâte d’un côté, puis de l’autre, caressant la pierre mouillée jusqu’à sentir dans son poignet que le fil de son couteau est arrivé au maximum de son tranchant. Il éprouve la lame sur l’extrémité de sa moustache, à l’aveugle. Ça coupe net. Il faudra qu’il égalise en s’observant dans le carreau de sa fenêtre.
Le couteau une fois essuyé et rangé dans son étui, Danilo se concentre sur le son qui lui parvient au gré d’un vent qui souffle par à-coups. Un cheval de contremaître ou d’estanciero* produit un son clair et métallique, les fers font voler les cailloux et le pas est sûr. Celui dont le sabot traîne et bute sur la piste avec un bruit mat appartient à un gaucho obtus qui économise le foin et charge trop sa bête. Lorsque le nuage est assez proche, il a son idée. Un ouvrier agricole, un peón, dont le cheval sans fers pose le pied avec précaution pour ne pas s’entailler la fourchette. Cheval fourbu, qui marche depuis un trop long moment. Danilo n’attend personne mais se lève sans hâte. Il est temps de mettre l’eau sur le feu.
D’un large pas, il enjambe le chien qui prend ses aises devant la porte de sa cabane. Dans la pénombre de l’unique pièce, il essuie d’un revers de manche le bombé de la bouilloire pour le faire luire, la pose sur la fonte brûlante de la cuisinière et ne sort que lorsque son visiteur siffle les chiens qui accourent en jappant. En le reconnaissant, Danilo sourit, découvrant huit dents éblouissantes. Une prémolaire manque de chaque côté, on pourrait glisser un mors en travers de sa mâchoire.
La matinée est calme, les juments et leurs poulains broutent en silence sur le versant nord du mont Pewen et le soleil du matin leur fait une ombre à longues jambes. Dans son dos, les pics de la Cordillère pointent comme un collier de dents et font sembler minuscule le mont Pewen qui culmine pourtant à mille trois cent cinquante mètres. Le vent fait onduler l’herbe haute et l’ombre des nuages court d’un bout à l’autre de l’immense plateau d’altitude dont il connaît chaque trou, chaque pierre et chaque buisson piquant de calafate.
Le bruit lointain d’un caillou qui roule lui fait tourner la tête vers le sentier étroit qui monte du fond des gorges jusqu’à son plateau d’estive. Il ne voit encore personne mais un nuage de poussière blonde s’élève au ras du feuillage gris des chacays.
Une visite.
- Alors, mon chéri ? Quelles nouvelles ? demanda avec avidité Daphné Dambérailh.
- Mauvaises, tante Daphné. On dirait bien que j'ai mon coupable, soupira le major.
- Et cela ne te fait pas plaisir.
- Pas du tout. Je n'arrive pas à savoir si je suis furieux contre moi-même de m'être trompé sur lui ou si je suis furieux de devoir enfoncer encore un brave type à qui on n'a pas laissé le choix.
- Tu parles d'un assassin, Géraud , se récria Daphné. Pas de pitié pour les assassins!