9.
Trimard
Emile Bachelet
5.00★
(2)
Grand Prix 2024 du livre le plus injustement oublié
Il en est des bibliothèques comme des rochers que l'on soulève à la pêche aux crabes.
Il faut tout y remettre en place !
Qui sait quel trésor pourra y être redécouvert un jour ?
Le temps est l'ami du pêcheur, comme celui du lecteur.
Ce livre attendait depuis plus de soixante-dix ans dans la bibliothèque de l'arrière grand-tante Nénette que mon oncle me le mette dans les mains avec l'oeil qui pétille de celui qui sait qu'il va faire plaisir.
Ce livre est une curiosité, un petit bijou de Littérature.
C'est un livre aujourd'hui tout bonnement introuvable.
C'est le livre d'un écrivain qui, de s'être trop passionné pour les abeilles, n'en a écrit qu'un au soir de sa vie.
C'est le livre d'un vieil homme dont Michel Ragon disait qu'il incarnait l'anarchie que Bonnot avait dévoyée.
"Trimard" est le roman d'Émile Bachelet qui, à l'occasion de sa publication a fait l'objet d'un court mais élogieux article dans le "Libertaire (1)" du 17 août 1951.
Il a été publié par les éditions "L'amitié par le livre" de Camille Belliard.
Il a été lu rue Triquet, ou à la "Porte aux Dames".
Car si tout ceci est une affaire d'amitié, c'est aussi affaire saint-vaastaise !
Camille Belliard, instituteur et directeur du centre psycho-pédagogique de l'île de Tatihou, avait en 1948 installé sa maison d'édition à Saint-Vaast la Hougue.
Et parce que le saint-vaastais est parfois susceptible, il sera nécessaire de préciser ici que "L'amitié par le livre" ne fût pas un petit "bricolage" local destiné à faire joli dans le paysage (2).
C'était un club d'éditions originales, le plus ancien des clubs et ghildes du livre sans bénéfice, fondé en 1930 par des enseignants et basé sur l'amitié.
Son président-fondateur était Camille Belliard (3).
Parmi ses publications les plus marquantes, l'on peut retrouver l'un des premiers ouvrages d'Henri Vincenot, "La Pie saoule" en 1956 et auparavant, le Goncourt 1943 : "Passage de l'homme" de Marius Groult, ainsi que le premier roman d'Augustin Robinet, "Le Haut lieu", qui devait recueillir 4 voix au Goncourt De 1952 ... sans oublier bien sûr "La grande panne" de Théo Varlet, ce vieux récit de SF qui fit sensation en 1936.
"Trimard" est donc le roman d'Émile Bachelet.
C'est l'histoire de Joseph Lajonc.
C'est le récit initiatique du chemin que se trace un jeune garçon vers son âge d'homme, et de son éveil à une pensée libertaire et originale.
Joseph Lajonc a loupé son certif !
Il deviendra donc menuisier.
Mais, entre chopines et coups de rabots, l'atelier du père Sorbonne va vite lui paraître très étroit.
Son apprentissage terminé, à 17 ans, il en sait assez sur le métier pour entamer un tour de France.
Il veut devenir maître de sa vie.
Il veut devenir Compagnon.
Un louis d'or et cinquante francs dans la poche, il prend donc la route vers Tours jusqu'à Saint-Sébastien où ... il va rencontrer l'amour dans l'atelier de lingerie de mademoiselle Bodard.
Louise Moulin est une belle jeune fille, indépendante et libre, qui ne demande qu'à être vraiment aimée.
Mais le Compagnonnage est une rude école qui ne supporte pas "l'attache" et Joseph devra reprendre la route, sans vouloir vraiment se retourner ...
Ce livre est d'abord un joli roman, captivant et bien écrit.
Il est traversé par la Loire, ce fleuve libre qui serpente entre ses premiers chapitres.
Il est fait d'évocatrices descriptions et de lumineux portraits.
Le tout est y peint en clair-obscur.
Mais c'est un livre délicat, tressé d'une écriture fine et sensible.
Le récit n'y est jamais brusqué.
La véritable noirceur n'y a pas eu droit de cité.
Et l'idéologie qui vient le teinter n'y est jamais forcée.
L'on ne saura pas grand-chose de Boisvert, ce vieux vagabond philosophe, libre et heureux, qui va initier Joseph au bonheur.
Et pourtant, c'est une véritable leçon de vie que le vieil homme va dispenser à tous à travers ce livre.
S'agit-il là des mémoires romancées d'Émile Bachelet ?
Peut-être ! Pas sûr ! ... Peu importe ...
Ce qui importe c'est que l'amitié, et l'amour de la littérature, peut-être, soient passé(e)s par ce livre.
Ce roman a été préfacé d'un avant-propos signé par Edouard Dolleans, qui a été historien du mouvement ouvrier et membre du secrétariat d'État aux loisirs et aux sports de Léo Lagrange sous le gouvernement du Front populaire, en 1936, puis chef de cabinet du sous-secrétariat d'État au travail Philippe Serre en 1937.
Il y est écrit entre autres belles choses sur le livre et son auteur que finalement, dans la vraie vie, Joseph Lajonc a retrouvé Louise, qu'elle est devenue la compagne de sa vie et la mère de ses enfants.
Et Edouard Dolleans y raconte aussi qu'une journée d'automne, accompagné de Michel Ragon, ils eurent autour de la table familiale de Pouligny le sentiment d'avoir toujours été là ...