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Critique de Kirzy


Si l'on ne connait rien de l'histoire de l'auteur ni de la genèse de l'écriture, c'est une belle éducation sentimentale que l'on découvre, celle de Fazil, étudiant fauché et déclassé qui tombe amoureux de deux femmes rencontrées lors du tournage d'une émission télévisée dans lesquelles ils sont figurants. Deux femmes opposées polaires : la puissamment sensuelle Mme Hayat, quinquagénaire et la cérébrale Sila étudiante en lettres comme lui. le récit se déploie avec un classicisme élégant presque dix-neuvièmiste autour d'une histoire d'amour pleine de volupté et de romantisme. Sans doute un peu déjà lu s'il n'y avait Mme Hayat, le plus époustouflant personnage féminin lu depuis longtemps. Elle existe sans recours à une quelconque psychologie, dans un mystère superbe, juste par la grâce de la description de sa gestuelle lorsqu'elle mange, se vêtit, danse ou marche.

Si l'on sait que ce roman a été écrit durant les presque cinq ans d'emprisonnement d'Ahmet Altan, accusé d'avoir soutenu le coup d'état militaire manqué de juillet 2016 contre Recep Tayyip Erdoğan, le texte prend une dimension absolument bouleversante. Une telle lumière, une telle beauté s'en dégage qu'on ne peut croire qu'il est né dans des conditions inimaginables de détention.

Bien loin du roman engagé politique lourdaud, derrière ses ressorts classiques, il avance avec une subtilité d'une rare intelligence. Les deux femmes qu'aime le narrateur sont les deux visages de la Turquie progressiste contemporaine : Sila et son envie de fuir, Madame Hayat et sa joie de vivre malgré tout, elle qui a conscience de l'absurdité de l'existence mais ne veut renoncer à jouir, entre désinvolture assumée et sagesse sensuelle.

« J'en sais bien plus long que tu n'imagines sur la vie et ses réalités, comme tu dis. Je sais ce que c'est que la pauvreté, la mort, le chagrin, le désespoir. Je sais que nous vivons sur une planète où des fleurs graciles décorent les insectes qui se posent sur elles. Je sais que depuis des milliers d'années les hommes se font du mal, qu'ils volent et en spolient d'autres, qu'ils s'entretuent. Je connais réellement la vie. Et comme tout  le monde, je mange son miel empoisonné. le poison je l'avale, le miel je le savoure. Tu peux gémir autant que tu veux, tu peux redouter autant que tu veux ce miel empoisonné, ni la peur ni les gémissements ne détruiront le poison. Tu ne réussiras qu'à tuer le gout du miel. Les réalités de l'existence, je les connais, seulement je ne m'y arrête pas. S'il faut boire le poison je le bois, mais les conséquences ne m'intéressent pas. Parce que je sais qu'enfin il s'agit de mourir ... »

Comment continuer à vivre dans un pays soumis à la dictature, à la répression et à l'arbitraire, où on peut tout perdre du jour au lendemain et être roué de coups par des barbus armés de bâtons ? Chaque personnage a sa solution. Pour Fazil, ce sera le refuge des livres. On sent toutes les vibrations de l'auteur à parler de littérature comme un espace de liberté. Il convoque toute la bibliothèque rêvée à laquelle il n'a pas eu accès durant sa détention, de Shakespeare à Flaubert, en passant par Miller et Woolf.

Madame Hayat est une formidable tentative d'évasion par les mots. Même lorsque le corps devient esclave, l'esprit demeure libre. Même lorsque l'étau se resserre sur Fazil, il a encore la possibilité de faire un choix. Les dernières pages répondent à l'hésitation du jeune homme entre ces deux femmes, les aspirations qu'elles représentent et l'action qu'elles appellent. Et c'est sublime de voir comment l'auteur fait grandir son personnage, terriblement émouvant de découvrir son choix final, comme un hymne à la vie et à la liberté.
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