AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


Ce cher Platon avait vu juste dans cette citation devenue célèbre : « Il y a trois sortes d'hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. »
La romancière Mariette Navarro, elle aussi a vu juste, dans la puissance de convoquer dans un même récit ces trois populations.
Cet étonnant premier roman, Ultramarins, insolite, atypique, m'a cueilli et entraîné dans les rouleaux de son étangeté.
Mariette Navarro m'a invité à monter à bord de ce cargo en partance pour l'autre côté de l'océan Atlantique.
Combien de fois par semaine ne vais-je pas flâner aux portes de cet océan sur un chemin côtier qui longe le littoral ? Je rêve souvent à des rivages lointains en voyant ces navires se dessiner sur la crête de l'horizon, ce sont souvent des porte-containers, des édifices solides et impressionnants, mais qui tremblent brusquement sous mes yeux comme de fragiles embarcations...
Ultramarins dit cela.

Cargo de nuit... Trente-cinq jours sans voir la terre...

La particularité est que ce cargo est sous le commandement d'une femme, elle-même fille d'un commandant, elle dirige un équipage de vingt marins.
Je suis monté à bord de cet animal métallique, je me suis caché dans son antre tel un lecteur clandestin. Qui sait si je n'étais pas brusquement devenu ce vingt-et-unième marin qui comptait à l'appel... ?
Ultramarins n'est pas vraiment un livre, c'est un vertige...
Pensant dérouter ce cargo de sa trajectoire, c'est moi qui ai été dérouté de mes certitudes...
Elle mène ses hommes comme elle conduit les marchandises à bord, jusqu'à bon port, les ordres, les obligations, les procédures, elle connaît, tenant d'une main de fer la barre de son navire.
Pour autant, ce n'est pas une tyran, la preuve lorsque sous le mitan d'un soleil accablant, elle cède à la demande de plusieurs d'entre eux et décide de leur accorder une pause rafraîchissantes dans la grande bleue...
J'ai observé ces marins, des durs à la manoeuvre, des gros bras, devenir brusquement des enfants de dix ans plongeant dans la mer comme dans un baquet...
Je n'ai pas pu résister moi non plus à ce plongeon éperdu.
C'est une plongée en apnée dans les eaux libres d'un océan. L'élément aquatique était comme le liquide amniotique qui nous protégeait des malheurs du monde. Nous étions des méduses, nous étions nus sous les regards de la commandante du haut de sa cabine de pilotage.
J'ai vu la chair et le métal défier les règles de l'alchimie et fusionner dans un océan de bonheur.
J'ai aimé ce bain de mer jouissif, j'ai aimé ces pages sensuelles, éprises de lenteur et de poésie, ce lâcher prise, ce pas de côté...
Je regardais ces hommes qui nageaient avec leurs gros bras, ils souriaient, riaient, il y avait cette enfance enfouie au fond d'eux qui surgissait avec sa fragilité, son innocence dans l'élément marin. C'était comme une seconde naissance.
Cette plongée ouvre une brèche dans l'océan.

Oh Oh... Vertige de la mer...

Il y avait aussi comme de l'inquiétude à savoir ce vide infini sous nos corps légers, à prendre peur brusquement de la réalité des choses et de notre fragilité lorsque nous avons cru que le bateau n'était plus là...
Et puis nous sommes remontés à bord du cargo...
C'est un vertige abyssal comme si une partie du fond de l'océan allait remonter à la surface avec ses hommes revenus de leur bain.
Brusquement, à la suite de cette baignade, c'est là que les choses vont se dérégler, tout, les moteurs, les radars, les trajectoires, la météo, le ciel, la mer, mais surtout l'équipage, mais surtout la commandante...
J'ai vu cette commandante entre ciel et terre, j'ai vu sa carapace se fissurer sous les assauts de la mer, devenir la proie du doute.
Il y a quelque chose brusquement qui aborde les limites du fantastique, dans l'envers du décor marin, dans ce dérèglement des sens...
Durant les pages suivantes j'ai continué de perdre pied et c'était comme une inquiétude qui remontait en moi, une peur enfouie, l'ivresse à la dérive de quelques émotions à fleur de peau...
Perdre ses repères, perdre le contrôle des choses, tanguer jusqu'à l'ultime...
J'ai aimé ce roman envoûtant... J'ai aimé être sous son emprise...
J'ai aimé l'étrangeté de ce texte, ses tangages, sa dissidence, sa poésie.
J'ai aimé être en apesanteur dans cet espace-temps de cent cinquante-six pages.
J'ai été saisi par l'irruption du grain de sable dans un roulis si bien appris, qui déstabilise, qui dévaste...
C'est une faille par où s'engouffrent toutes nos illusions. On ne nous apprend pas cela à l'école de la vie, apprendre à savoir douter...
« Il y a les vivants, les morts, et les marins », scande la toute première phrase du récit.
Et nous autres lecteurs qui oscillons souvent entre les vivants et les morts, à quelle famille appartenons-nous lorsque nous sommes brusquement immergés dans les eaux profondes d'un livre... ?

C'est l'ultramarine solitude.

Merci aux nombreux amis qui m'ont entraîné dans la dérive océanique de ce très beau récit.
Commenter  J’apprécie          6525



Ont apprécié cette critique (62)voir plus




{* *}