François Ruffin parfois tendre, parfois distant rarissime témoignage de son ex Johanna Silva
En relatant mon expérience, j’ai senti mon rapport à elle se modifier. Elle se faisait, petit à petit, moins déchirante. Quel mécanisme était à l’œuvre ? Peut-être qu’en explorant les émotions, je les prenais pour la première fois au sérieux, me donnant, par ricochet, le droit de les ressentir. Il fallait explorer leurs origines : je m’accrochais à de petites intuitions, que l’écriture m’aidait ensuite à modeler, à nourrir. Peu à peu je comprenais quelles forces avaient été à l’œuvre, pourquoi les choses s’étaient déroulées ainsi, et réalisais du même coup qu’elle n’auraient pas pu se dérouler autrement. Mieux : dans mon livre, j’avais les rênes, je ne subissais plus. Sortie de ma passivité, je regagnais en puissance. Le passé ne changerait pas, mais la manière dont il agissait sur moi, si. (p. 84)
En avançant dans l’écoute [d’un enregistrement d’une réunion qui s’était tenue chez François] cependant j’ai commencé à faire la grimace. Du haut de mes trente-quatre ans, forte de mes lectures, de mon écriture, baignée dans l’ère post #metoo, l’ambiance m’est enfin apparue dans ce qu’elle avait de violent. Cette culture de la vanne bien placée, des rires gras, des piques incessantes, ne faisait aucune place à un partage sincère d’émotions. L’ironie était partout, épuisante. Dans les accents de ma voix j’ai reconnu le contentement, le si pathétique contentement, que je ressentais à chaque fois que je parvenais avec l’une de mes répliques à tirer quelques éclats de rire. J’ai reconnu la fierté que j’avais d’être cette jeune fille qui se fait sa place au milieu des hommes. Ça m’a frappé, la façon que j’avais de m’occuper, seule, du bien-être de tous, « quelqu’un veut quelque chose à boire ? », de l’avancement du repas, « Vincent, tu peux mettre la table ? ». Oh c’était subtile, ils ne restaient pas tous assis le cul sur leur chaise, sinon ça aurait été trop remarquable et je me serais insurgée, mais c’était en même temps tout à fait flagrant. Je ne parle même pas des autres fonctions que je ne remplissais, la naïve, la bourgeoise, sans que je ne me prenne jamais au sérieux, ni que d’autres le fassent à ma place. Pendant que j’écoutais cette version plus jeune de moi-même se tordre pour occuper la place qu’elle était si avide de se faire, je me suis rendu compte d’une chose étonnante. Je ressentais pour elle de la pitié. Mieux : de l’indulgence. Pour la première fois, je sentais la domination masculine, non comme quelque chose ayant une existence extérieure à moi, appréhendée seulement par la raison, mais comme quelque chose dont j’avais fait l’expérience. Le féminisme m’était entré dans le corps. Ce qui valait pour ma place à Fakir valait aussi pour ma relation avec François, et dans ce domaine-là aussi, la dureté avec laquelle je m’étais jugée moi-même a disparu. (p. 85-86)
J'ai essayé de mettre mes émotions dans un trou,mais je n'y arrivais pas, conclut-elle. Je chialais tout le temps, donc je n'avais pas le choix. Avec ce livre, j'ai voulu être précise dans la description de mes émotions, m'enfoncer tellement profond dans la sincérité qu'on ne pourrait plus me l'a reprocher. D'ailleurs je me dévoile beaucoup plus que je ne dévoile François. La quête de pouvoir abîme tellement, j'ignore si on peut rester humain tout en désirant le pouvoir, ce livre est une manière de lui dire : Ne te prends pas pour le sauveur suprême ". Mais je voulais surtout enlever la peur, la mauvaise foi, la honte.
Ainsi, la voix intérieure à travers laquelle je me dénigrais toujours il y a peu a fini par se taire. Je ne saurais pas dire quand exactement, mais je sais que cela a eu lieu pendant l’écriture, et grâce à elle. (p. 84)
Il en aura fallu du temps, il aura fallu gratter, pour déterrer sous toutes mes justifications sensées la peur, puis sous la peur mes désirs, pour isoler la voix de la honte et de la culpabilité et être capable de l’écouter sans qu’elle ne m’assourdisse. (p. 84)