Ils et elles sont Français·es et musulman·es. Ont grandi et étudié en France. Et ont fini par quitter leur pays. D'autres y réfléchissent. Comment expliquer ce phénomène d'exil à bas bruit ? Discussion dans À l'air libre.
Avec :
Julien Talpin, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du racisme;
Olivier Esteves, professeur à l'université de Lille, spécialiste de l'ethnicité et de l'immigration, coauteurs de la France tu l'aimes mais tu la quittes (Seuil)
Maryam Pougetoux, étudiante et ancienne vice-présidente de l'UNEF
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La stigmatisation d’un nombre croissant de personnes ou d’associations comme « ennemies de la République » illustre un rétrécissement inquiétant du pluralisme démocratique, où l’invocation mécanique de la « République » et de ses « valeurs » vaut rappel à l’ordre autoritaire et musellement des contestations[10]. Ce livre se penche sur ses conséquences, sur les trajectoires individuelles, les destins familiaux, les corps et les âmes des personnes touchées par cette violence ordinaire.
Les vertus dissuasives de la répression policière sont d'autant plus élevés pour les habitants des cités qu'ils sont particulièrement ciblés par les forces de l'ordre au quotidien. Les contrôles au faciès discriminatoires, les insultes racistes et la violence physique entretiennent non seulement une défiance considérable à l’égard de l'institution policière, mais façonnent également le rapport à l’espace – les contrôles policiers exercés notamment en dehors des quartiers n’incitent en effet pas franchement à en sortir – et à l’engagement.
6. « Alors que le débat en France s'est fortement structuré ces derniers temps autour des catégories de "racisme systémique" ou de "racisme d'État", témoignant d'une diffusion des concepts issus des sciences sociales, les pouvoirs publics ont fait preuve d'une grande inertie, refusant de reconnaître de quelconques dysfonctionnements institutionnels et dépolitisant le problème en le renvoyant au comportement individuel de quelques "brebis galeuses". En refusant de la sorte de prendre la mesure de la défiance que nourrissent ces expériences institutionnelles négatives, les responsables politiques contribuent à l'approfondissement du fossé entre certaines fractions de la population et la République.
Dans ce contexte, on ne peut qu'être frappé par le peu de moyens et d'énergie consacrés aux politiques de lutte contre les discriminations, sur nos terrains comme ailleurs. Celles-ci ont depuis 2015 quasiment disparu, remplacées par des politiques de prévention de la radicalisation et de promotion des valeurs de la République. Si les politiques de lutte contre les discriminations ne devraient constituer que l'ultime maillon de la chaîne des politiques d'égalité et de droit commun, leur affaiblissement risque de contribuer à l'approfondissement des inégalités. » (p. 338)
Ce livre explore une autre piste, complémentaire : le rôle des multiples entraves au développement du militantisme dans les quartiers populaires. On ne peut en effet comprendre les difficultés de ces mobilisations sans donner une place prépondérante aux répressions dont elles font l'objet et aux contraintes -matérielles, symboliques et politiques-très fortes dans lesquelles elles s'inscrivent.
Pour celles et ceux qui , en interne, doivent batailler pour défendre des thématiques jugées controversées, cela coûte aussi une partie de leur capital militant, pouvant toujours se voir reprocher par leurs camarades de "radicaliser le débat public" ou de "décrédibiliser l'image du syndicat". La disqualification contribue à diviser les collectifs, à placer une ombre ou un doute sur la réputation de certains militants, devenus "infréquentables", "sulfureux" ou "borderline", affaiblissant d'autant leur ressource première, leur capacité de mobilisation.
Bâillonner les quartiers, c'est d'abord les considérer en problème, en population à risque qu'il faut gérer. Le traitement des mobilisations issues de banlieues découle de la constitution des quartiers populaires en "zone de non-droit". Qualifiés de "racailles", de délinquants" et plus récemment de "communautaristes" ou de "terroristes", les militants des quartiers apparaissent comme une menace pour la République.
3. « Dans le contexte français, la nécessité de "faire mieux et plus" vient redoubler une éthique du travail, à laquelle adhèrent d'autant plus les membres des minorités qu'on les présente fréquemment comme des "assistés". Le néolibéralisme paraît malgré tout accentuer cette norme de "faire mieux", spécialement chez les jeunes enquêtés. Elle s'exprime aujourd'hui, dans les quartiers populaires, via la valorisation de l'entrepreneuriat.
Il existe en effet, au sein des quartiers populaires français une réelle appétence pour l'entrepreneuriat, qui s'est intensifiée ces dernières années – de la création de petits commerces à l'autoentrepreneuriat "ubérisé". La création de microentreprises de services à la personne (coiffure, aide à domicile, nourrice, taxi, petit commerce) constitue un recours face aux discriminations, et à la raréfaction du travail salarié (notamment peu qualifié dans les anciens bassins industriels), le chômage dépassant 50% dans certains quartiers étudiés. » (p. 167)
La démocratie participative vise bien souvent à couper l'herbe sous le pied des mobilisations populaires, quelle que soit leur zone d'expression. Elle incarne la main gauche de l'État, quand la répression violente en constitue la main droite, les deux oeuvrant de concert pour briser le front de la critique et faire taire les oppositions.
4. « La police contribue à produire des discriminations et "la récurrence des confrontations tragiques entre policiers et fils et petits-fils d'étrangers constitue aujourd'hui un problème incontournable de la police française". Mais elle est aussi un acteur central de la lutte contre ces discriminations, premier maillon de la chaîne de traitement juridique des infractions. Cette position singulière d'interface entre les minorités et le droit antidiscriminatoire invite à considérer le rôle de la police, non seulement comme garant de la loi, mais aussi comme porte d'entrée vers le droit. Plusieurs travaux ont souligné la faible effectivité du cadre juridique antidiscriminatoire, les réticences des policiers à recevoir les plaintes constituant l'un des principaux obstacles à la mobilisation du droit. » (p. 180)
5. « Comment expliquer que ces formes d'action [de lutte non violente des années 1990, ex. le Mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB), le Comité national contre la double peine (CNCDP) etc.] aient quasiment disparu au milieu des années 2010 ? Faut-il y voir une spécificité du secteur de l'antiracisme ? Trois facteurs se dégagent. La croyance chez les militants que, face au déni qui entoure les discriminations dans le contexte français, le travail cognitif et idéologique est un préalable indispensable pour les mettre à mal. Le recours à ce registre tient également à la socialisation, à la trajectoire et aux ressources dont disposent les acteurs. Enfin, le rapport aux institutions et les contraintes [financements publics] qui pèsent sur les actions collectives s'avèrent également décisifs. » (p. 274)