Derrière la fenêtre, un vent violent balayait les feuilles mortes. Nous nous étreignions jusqu’au matin, en oubliant tous nos tracas. Elle souriait et ce sourire dans la nuit transformait notre chambre en son empire. Un empire aux couleurs douces et chaudes. Je posais ma tête contre son sein et avec ma bouche, je touchais les images d’un rêve oublié… comme un enfant clairvoyant.
Lisa rêvait des ramures sans oiseaux, des feux de forêt et leur épaisse fumée qui s’élève au-dessus de la terre brune. Elle rêvait un monde en création, les battements accélérés de son cœur, sa richesse, sa noirceur. Elle rêvait aussi un espace, l’espace entre des chaises et des tables, dans lequel des milliers de mains se disputent un objet de pouvoir. Elle rêvait un ciel vide au-dessus de la ville et les mystères qui parcourent cette ville dans les moments sans souffle. Elle rêvait d’une ville sans issue. Elle rêvait tout ça et plus encore. L’ivresse de l’amour. L’amour qui se trouve entre tout et tout, entre les chaises et les tables, entre les animaux et les gens et quelques nouveaux dieux égoïstes. L’amour qui roule, roule… et nous laisse toujours seuls.
Il n'y a pas si longtemps, ils étaient six dans cette baraque.
Ils n'avaient qu'un seul lit déglingué...
...mais, comme par miracle, ils savaient tous s'y serrer comme des souris.
Et les rêves ?
Les rêves entraient alors par les fenêtres aux carreaux cassés, accompagnés du clair de la lune et de l'odeur des pains de la boulangerie voisine et se mettaient à tournoyer autour de leurs têtes et le grognement dans leurs ventres ne partait qu'avec les premières sirènes des bateaux du matin.
- Salut, Ibro. Où est ta maman ?
- À la maison.
- Tu sais mon bonhomme, j’avais les mêmes soucis que toi, à ton âge. Des fois, on se sent déjà grand et des fois trop petit face ç ce qui nous arrive. la vie ne nous épargne pas. Elle te voie, elle t’étire, on est chahuté. C’est pour ça qu’il est important d’avoir un but., un objectif noble. Quelque chose de grand?. Et de ne jamais le perdre de vue. Toi, c’est quoi ton but ? Tu sais ce que tu veux faire quand tu seras grand ?
- Je saos pas, Chef, comme toi.
- Ah, ah ! C’est bien ça. Mais pas dans ce genre d’endroit… Ici, c’est pour les losers.
- C’est grave d’être un loser ?
- C’est lourd à porter, mon bonhomme.
Ces temps-ci, je me sens comme un parachutiste qui voudrait sauter hors de sa propre peau.
- Excuse-moi, l'ami, t'aurais pas quelques pièces par hasard ?
- Non, je n'ai rien
- Cette vie n'est qu'un brouillon, La vraie vie commence plus tard... T'aurais pas un ouvre-boîte ?
- Non, désolé.
- Un briquet ? Des allumettes ? Des ticket-resto, des tickets-boissons, des bons d'essence... des bons du Trésor, des bons pour la joie, des verres correcteurs, une bouteille de rhum... des dents neuves, un permis de pêche, une voiture ou au moins un pistolet ?... un bon salaire, un bon crédit à taux avantageux, du temps... des bonnes bottes fourrées à l'intérieur, un pull chaud, un bonnet en laine... une belle montre, une belle cravate, et du rhum ? Oui, du rhum.. . Une maison de vacances au bord de la mer, un passeport, un cousin riche aux États-Unis. .. ou au moins du salami ? Un bout de fromage, un quignon de pain, une cigarette... ou du rhum ? Et du temps, ouais du temps...
Parfois, au printemps... de rares tendres odeurs se répandaient, invitant les habitants à sortir devant leurs maisons et leurs baraques d'ouvriers pour s'y asseoir jusque tard dans la nuit... imaginer une meilleure vie ne serait-ce que dans les chansons.
Privés de dessert, autant dire la mort pour tout le monde dans ce foutu foyer...
...vu que les sucreries, il n'y avait pas grand-chose d'autre pour tromper l'ennui, surtout le week-end.
- Quelqu'un a un chewing-gum ?
- Nan...
Je n'en peux plus de cette chaleur... Ça fait plus de trente ans que je travaille dans cette maudite institution, je ne sais même plus combien d'enfances sont passés. Beaucoup trop, sans doute. Le pire, c'est qu'avec le temps, on les oublie, comme s'ils n'avaient jamais existé. Il est ingrat, ce travail... Tous ces gosses aux yeux absentes, plongés dans leur enfance perdue... Rares sont ceux qui arrivent à tromper le sort auquel ils semblent condamnés. Mais peut-être... qu'un jour, il y aura un changement, une amélioration.
De sa baraque verte, Pelote ne garde que quelques souvenirs : les visages émaciés et pâles de ses parents, de son frère et de sa sœur aînés, les fumées noires et la puanteur provenant de la déchetterie... un téléphone rouge... quelques rats, des bouteilles de bière... et la fumée, toujours la fumée... ainsi qu'un seau contenant un mélange transparent et gluant qu'il aimait inhaler... et le plancher très dur contre le quel il se cogna la tête, un jour, en tombant.