Un soir comme il n'en faudrait pas, Jefferson « se dirigeait vers le White Rabbit Bar quand Brother et Bear avaient arrêté la voiture à côté de lui et lui avaient proposé d'aller faire un tour avec eux. » Ils en voulaient à son argent, évidemment. Et de l'argent, il n'en avait pas, évidemment. Alors les deux gars qui avaient soif et pas d'argent ont compté que le vieux Gropé leur ferait crédit pour une demi-bouteille. Ca ne s'est pas passé comme ça. le vieux Gropé est mort sous leurs tirs, Brother et Bear sous les siens. Jefferson, qui n'avait rien fait, s'est fait coffrer. Dans les années 40, en Louisiane. Jefferson est noir.
Ce sont les toute premières lignes du roman. Quelques lignes encore pour vous parler de la plaidoirie de son avocat. « Messieurs les jurés, regardez-le – regardez-le – regardez-moi ça. Est-ce que vous voyez un homme assis là ? » Je vous fais grâce de la suite, du même tonneau. Retenez seulement que Jefferson sera ramené au statut d' « animal traqué capable de frapper par peur, un trait hérité de ses ancêtres du fin fond de la jungle d'Afrique » avant que la plaidoirie se close sur cette interjection « Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique ! » et cette mise en garde sans aucune ironie « Chacun d'entre nous doit vivre avec sa conscience. »
Dites-leur que je suis un homme est un très beau roman classique. Deux tragédies s'y tissent. La première est inexorable, elle concerne le sort des Noirs américains dans les années 40, la sur probabilité que, dans les quartiers miséreux où ils sont confinés, moins bien soignés, recevant une éducation de moindre qualité, faisant tous les jours l'expérience de la ségrégation, du mépris et du dégoût qu'ils inspirent aux Blancs, les Noirs se retrouvent davantage mêlés à des rixes. Et que, partant de ce contexte, ils soient jugés de manière partiale, en leur défaveur naturellement.
De cette tragédie-là, on ne dira donc quasiment rien. La démonstration de son caractère inique se fera en filigrane, dans la construction des personnages, le déroulé de l'histoire qui, je ne vous mentirai pas, se finira pour Jefferson par une exécution.
Ce qui sera en jeu en revanche, c'est la dignité de Jefferson. Condamné à se diriger vers une mort certaine en sachant qu'on est considéré comme un porc, que même celui qui devait vous défendre ne vous voit pas autrement, c'est mourir deux fois.
La communauté noire de la petite ville est soudée autour de son pasteur et de quelques femmes dont Miss Emma, la marraine de Jefferson. Très âgée, épuisée par le temps qu'elle a donné à une famille de Blancs influents, la vieille dame impose à Grant Wiggins, l'instituteur et neveu d'une autre redoutable grenouille de bénitier, de restaurer à Jefferson l'estime qu'il doit avoir de lui-même avant de mourir. Qu'il y aille debout. Comment un homme plus instruit que ses voisins, lucide et athée pourrait-il accomplir ce miracle ? Il faudrait déjà qu'il croie en lui.
Voilà. C'est exactement et juste cela. Avec une économie de moyen, une galerie de personnages féminins magnifiques et un sens de la psychologie parfaitement maitrisé. Un très beau et très grand roman d'une écriture classique, sobre, efficace.
C'est la deuxième incursion réussie que je fais dans la collection piccolo après le coup du fou. Il va falloir que je surveille cette ligne éditoriale de près, elle recèle de vrais trésors.