Une belle découverte, ce journal de Matthieu Galey. J'étais encore bien jeune lorsqu'il est décédé et ne m'intéressais pas à la littérature de façon si approfondie. J'y ai rencontré de nombreux auteurs connus ou inconnus et plein d'anecdotes.
La partie concernant sa maladie et sa fin de vie m'a particulièrement touché.
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Il m’aurait été désagréable de passer à côté de cette œuvre attachante dont la lecture m’a procuré une des plus grandes délectations littéraires de ces derniers mois.
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Sec et cynique souvent, introspectif parfois, le texte devient bouleversant quand l'écrivain, atteint d'une maladie incurable, se sait condamné.
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21 janvier 1953
Messe anniversaire de la mort de Louis XVI, à Saint-Germain-l'Auxerrois. Spectacle comique et gratuit. J'imaginais bien toutes ces moustaches blanches, ces barbiches, et les perruques des douairières, mais je ne voyais pas leurs tenues si râpées, si modestes. Certains couples, presque misérables, venaient manifestement d'un manoir aussi délabré que leur vêture. De rares jolies jeunes femmes élégantes représentaient néanmoins ce qui reste de la haute aristocratie. j'aperçois le frère du petit Rohan-Chabot, et le vieux duc de Doudeauville, notre voisin rue de Babylone, tiré à quatre épingles, guêtré, canne et cronstadt à la main, flanqué d'une octogénaire extravagante.
Elle est fardée à la mode du Grand Siècle, avec de la poudre blanche et des taches de rouge, vives comme des blessures, sur chacune de ses pommettes. Elle porte une cape de velours noir sans âge, ornée d'un col de chinchilla, et un amas de chiffons sur la tête, genre nid-de-pie, en guise de chapeau. On murmure autour de moi qu'il s'agit de "la princesse". Princesse de quoi ? De Chaillot, peut-être.
Je rencontre là mon copain de G., fervent pendant la messe, et divers godelureaux de ma génération à qui je n'aurais pas cru ce vice caché, le royalisme. J'ai vu, de mes yeux vu, des dames pleurer, partagées entre la pitié, l'émotion, même, et un petit chatouillis robespierriste me titille. A la sortie, un vieillard me serre la main. Pour qui m'a-t-il pris ? Quelqu'un de la famille ?
page 3
10 mai 1962. Roscoff
Lettre de Chardonne. -"...Je suis arrivé un dimanche particulièrement religieux (communions) : une ville sainte. Roscoff en mai, ce n'est pas Roscoff en été. Pas une voiture ; le soir, une ville morte, comme Barbezieux en 1900. Enfin un autre monde.
"Seule, l'animation du port : une foule de beaux gars, sans femmes. C'est là ou vous logerez, si vous venez fin août. En ce moment, c'est le carnaval des choux-fleurs ; des chars pleins de caisses, défilé, rassemblement : on embarque cette marchandise le soir, pour Londres ou Rotterdam. Elle a passé par beaucoup de mains. J'ai vu cela de près. Magie du "capitalisme". Il a construit (par l'anarchie) une mécanique bien subtile. Les communistes y mettront la raison, l'ogre, la pureté, l'égalité, et on ne verra plus de choux-fleurs.
...."A Roscoff, on ne connaît pas le frigidaire ; tout garde sa saveur. Il faut aimer le beurre, les huitres, les crabes, si délicats. Ici, j'ai même un peu d'appétit.
"Je ne parle à personne. Les petites bretonnes sont pieuses et sauvages. en première (le train) toutes les femmes sont laides ; quelquefois, en seconde, une gentille frimousse. Il n'y a plus de troisième ; jadis Pierre Loti et Gide voyageaient toujours en troisième. Des chasseurs."
page 210
L' immense foule qui vient d'accompagner Sartre de Broussais au Cimetière Montparnasse, non sans piétiner quelques croix au passage. Le fils de Todd est même à l'hôpital, ayant reçu un bout de pierre tombale sur le bras.C'est à la fois superbe et consternant. La rëflexion naive de ce dame du XIVeme à sa fenêtre, étonnée par ce rassemblement: «Vous ne me ferez pas croire que tous ces gens-là connaissaient Sartre!» traduisant sans qu' elle s'en doute une inquiétante vérité. Aux obsèques de Victor Hugo il n etait guère de personnes qui ne connussent au moins un vers de Victor Hugo, des titres, quelque chose, et l'histoire de son exil à défaut du reste La, rien. L'immense majorité n'a jamais lu Sartre, ne peut pas le lire; elle enterre un symbole, un porte-parole (mais on ne sait pas laquelle) : à la limite, elle s'enterre elle-même.
1er juillet 1961
Coiffée d’ une espèce de casquette de paille noir, les yeux faits à la suie, ses épaules de moineau couvertes, malgré la canicule, d’une étole de renard bleu, c’est un cadavre ambulant, avec un sourire de Dracula qui glace les sangs : la baronne Blixen voyage, suivie de son imprésario et de sa secrétaire. Arrivé tôt, je me trouve assis quelques minutes entre le squelette gothique et la réfrigérante duchesse de La Rochefoucauld. L’une parle un rauque anglais, l’autre et d’une surdité murale. Situation de cauchemar.
26 août 1963
Puis il se retourne vers le paysage, la mer qui brille au soleil. "Pour Apollinaire, la seule mer, c'était la Méditerranée. Pour moi, c'est celle-ci, changeante, contrastée. L'autre, bleue six mois de l'année, on l'oublie. Mais celle-ci, un rayon de soleil, et la voilà bleue, un instant, rien que pour soi ! "
...Il ajoute : "J'ai tout eu, je suis un homme comblé. C'est pourquoi je suis plus malheureux que tant d'infortunés, qui ont connu toutes les épreuves."
page 240