Mais quel talent de conteuse cette
Angélica Gorodischer !!! Tout simplement jubilatoire !
Aussitôt après avoir découvert «
Kalpa Imperial » qui a constitué pour un moi un véritable choc tant ce livre est singulier, j'ai voulu découvrir le deuxième livre de cette auteure argentine traduit en français :
Trafalgar, publié lui aussi aux superbes éditions de la Volte.
L'auteure use du même procédé, celui des contes, des histoires transmises à l'oral, des récits épiques prenant le temps d'être racontées, mais l'espace intergalactique a remplacé ici l'ambiance décadente d'un empire fort lointain dont nous verrions les multiples chutes et incessantes renaissances. le récit se veut donc résolument plus tourné vers la science-fiction.
Mais une science-fiction de comptoir, à grand renfort de café, de cigarettes brunes sans filtre, de tango en arrière fond, de boiseries patinées, de chats s'étirant l'oreille aux aguets. Une science-fiction ancrée dans un monde sud-américain teinté de nostalgie. Une science-fiction épicurienne saupoudrée de réalisme magique.
L'orateur est, cette fois, un certain
Trafalgar Medrano, VRP de l'espace. du fait de son métier de commercial aguerri et avides d'affaires à mener et de contrats à conclure, il a l'occasion d'aller sur différentes planètes, sources pour lui à la fois de matières premières et de nouveaux débouchés. Chaque chapitre met en évidence un déplacement sur l'une des planètes dont
Trafalgar, en sirotant une quantité incroyable de café très serré, narre les aventures à son auditoire captivé. C'est un beau parleur, un séducteur, ses histoires sont tellement rocambolesques et épiques, tellement loufoques par moment, que nous nous demandons s'il n'exagère pas, et là encore, comme dans
Kalpa Imperial, la question de la vérité du récit est interrogée. Mais mensonge ou pas, exagération ou pas, grain de folie ou pas, vérité ou pas, nous sommes totalement suspendues aux lèvres de cet homme qui nous dévoile les cultures des différents peuples rencontrés, les différents mondes avec leur géographie, leurs us et coutumes, leurs propres lois de la physique, leurs croyances, leurs problématiques…
De planètes en planètes,
Trafalgar mène sa barque à coup de négociations, de marchandages, et il raconte avec une certaine fatuité ses aventures, chez Angelica (l'auteure) ou au bar de Rosario, le Burgundy où il retrouve les habitués, adaptant son discours semble-t-il à qui veut bien l'entendre, romançant la narration auprès des dames, la rendant plus virile auprès des hommes. Il use et abuse de techniques d'argumentation permettant de ferrer son public, de le rendre impatient. Silences et ellipses à l'oeuvre pour mieux mettre l'histoire en valeur, il prend son temps
Trafalgar et gare à vous si vous le pressez !
« Inutile de presser
Trafalgar. Si jamais il vous arrive de le croiser, au Burgundy, au Jockey ou ailleurs, et qu'il commence à vous raconter une anecdote tirée de ses voyages, au nom de Dieu et de toute la cour céleste, ne le pressez pas ! Voyez-vous, il faut le laisser venir, à sa façon, paresseuse et goguenarde ».
La forme est un régal mais le fond aussi. Nous attendons chaque chapitre comme si nous plongions la main dans un sac pour prendre au hasard un bonbon : quel monde allons-nous découvrir ? Quelle saveur aura cette histoire ? C'est un exotisme sans cesse renouvelé, c'est envoutant, joliment divertissant... et nous de découvrir, entre autres, la planète Veroboar et sa société matriarcale basée uniquement sur la beauté et sur des machines à faire l'amour, Anandaha-A et sa noirceur ainsi que son peuple primitif qui ne cesse de danser, Uunu dans lequel
Trafalgar va expérimenter les temps parallèles lui permettant de se réveiller chaque matin au même endroit mais à des époques différentes, Edessbuss et son peuple qui ne pense qu'à s'amuser et à faire des blagues, Gonzalez où les morts empêchent les vivants d'être vivants, Aleiçarga et son monde parfait, Donteä-Doreä habitée seulement par une reine déchue…
Des mondes symboliques , des mondes inversés, des mondes en miroir, des mondes fascinants dans tous les cas qui jettent sur le nôtre un regard différent, un pas de côté qui réinterroge notre propre monde. Ces différents mondes, la plupart très surprenants, ne font que souligner davantage, avec un certain humour et une évidente originalité, toute la beauté de ce pays argentin où
Trafalgar revient, avec ses rituels caféinés, pour raconter et se raconter, se mettant en valeur auprès des femmes rencontrées.
« Elle était comment, entre nous ? – A croquer. Grande, avec des cheveux qui, à force d'être noirs et brillants, en devenaient bleus, une peau sans maquillage très gitane, des yeux bridés, des pommettes saillantes, un nez romain, des dents très blanches, un menton fort et plein de choses encore pour arrêter la circulation ».
Angélica Gorodischer ne peut renier ses inspirations, elle les cite d'ailleurs dans son recueil : Philip K.Dick et Vonnegut. On se délecte de chaque chapitre mettant en valeur les affabulations de cet homme, se demandant s'il n'est pas fou et si nous ne le sommes pas nous aussi, à en vouloir encore une, encore une petite dernière, avant de pouvoir poser le livre. Personnellement, j'en redemande. Je ne sais si d'autres livres de cette grande dame de la SF argentine ont été traduits en français. Je l'espère, vraiment !
"Il y a des choses qu'on ne peut pas raconter, a dit
Trafalgar en cette journée orageuse. Comment les dire ? Quel nom leur donner ? Quel verbe utiliser ? Existe-t-il une langue appropriée pour ça ? Pas forcément plus riche ou plus fleurie, mais qui prenne en compte d'autres aspects ?"