Parler, même seulement entre nous, c’est peut-être la seule façon qu’il me reste d’être fidèle à la révolution. La réaction est moins loquace, elle abaisse impitoyablement mais fait semblant de rien ; elle se tait et fait en sorte qu’on ne parle pas de ce qui se passe. Ce n’est pas pour rien qu’on s’est tu pendant tant d’années aussi sur Goli Otok, sur ce déshonneur qui n’a épargné rien ni personne, ni le Parti ni les adversaires du Parti ni ceux qui de l’autre côté restaient bouche cousue et jubilaient de voir comment finissent les communistes. – « Mais maintenant on ne parle que de ça, c’est le coup de pied mais aussi le hi-han de l’âne au lion qui est en train de tirer sa révérence. » – Comme si je ne le voyais pas. Quand la révolution est finie, il reste un grand bavardage, parce qu’il ne reste rien d’autre : et bla bla bla et bla bla bla, comme des gens qui ont vu un terrible accident de la circulation et qui s’attardent sur le trottoir, au carrefour, à commenter l’événement.
Ça fait du bien de parler. Vous le savez vous aussi, docteur Ulcigrai, vous qui me titillez avec vos questions – discrètement, sans appuyer, juste pour remuer les eaux. Les mots montent, restent bloqués, empâtés de salive, ils ont l’odeur de l’haleine. Parler, tousser, haleter – on avait vite fait de se ruiner les poumons à Port Arthur ou à Goli Otok, dans ces cellules glaciales et puantes et avec les tortures. Les mots débordent.
L’anglais reste la langue de toutes les mers et Argos, comme vous avez voulu appeler ce machin-là pour faire de l’esprit, ça rappelle aussi le nom d’un navire. Du navire. Navigare ne esse est, était-il écrit aussi sur l’opuscule qui nous donnait les instructions pour devenir cybernautes. Même si pour ma part je préfère la bande magnétique, comme vous pouvez le constater ; oui, j’aime la voix, en particulier quand je veux envoyer quelqu’un se faire foutre. Comme vous autres en ce moment, toujours prêts à harceler un malheureux avec des questions indiscrètes, à l’espionner, à ne pas le perdre de vue.
Quand on rencontre quelqu’un qu’on connaît, même si c’est un raseur, il convient de le saluer et d’ôter son chapeau et si ce malotru se trouve être la mort ou un malheur, on essaiera évidemment d’éviter qu’il vous tienne la jambe, en tournant au coin de la rue avant qu’il ait réussi à vous aborder, mais ce n’est pas pour autant qu’on doit oublier les bonnes manières, en descendant à son niveau.
Après la rupture entre Tito et Staline, arrêté par les Yougoslaves comme tenant du Kominform et déporté en 1949 au goulag de Goli Otok, l’île Nue, ou Chauve, dans le Kvarner. Soumis, comme les autres, à un travail abrutissant et exténuant, à des sévices et à des tortures. C’est probablement à cette époque que remontent ses troubles délirants et une manie de la persécution très prononcée.
Lors de l'émission “Hors-champs” diffusée sur France Culture le 16 septembre 2013, Laure Adler s'entretenait avec l'écrivain et essayiste italien, Claudio Magris. « L'identité est une recherche toujours ouverte, et il peut même arriver que la défense obsessive des origines soit un esclavage régressif, tout autant qu'en d'autres circonstances la reddition complice au déracinement. » Claudio Magris (in “Danube”)
Claudio Magris, né à Trieste le 10 avril 1939, est un écrivain, germaniste, universitaire et journaliste italien, héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa qu'il a contribué à définir. Claudio Magris est notamment l'auteur de “Danube” (1986), un essai-fleuve où il parcourt le Danube de sa source allemande (en Forêt Noire) à la mer Noire en Roumanie, en traversant l'Europe centrale, et de “Microcosmes” (1997), portrait de quelques lieux dispersés dans neuf villes européennes différentes. Il est également chroniqueur pour le Corriere della Sera.
Il a été sénateur de 1994 à 1996. En 2001-2002, il a assuré un cours au Collège de France sur le thème « Nihilisme et Mélancolie. Jacobsen et son Niels Lyhne ».
Ses livres érudits connaissent un très grand succès public et critique. Claudio Magris a ainsi reçu plusieurs prix prestigieux couronnant son œuvre, comme le prix Erasme en 2001, le prix Prince des Asturies en 2004, qui entend récompenser en lui « la meilleure tradition humaniste et [...] l'image plurielle de la littérature européenne du début du XXIe siècle ; [...] le désir de l'unité européenne dans sa diversité historique », le prix européen de l'essai Charles Veillon en 2009, et le prix de littérature en langues romanes de la Foire internationale du livre (FIL) de Guadalajara, au Mexique, en 2014. Claudio Magris est également régulièrement cité depuis plusieurs années comme possible lauréat du prix Nobel de littérature.
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Contemporaine| Littérature Etrangère| Claudio Magris| Mitelleuropa
Sources : France Culture et Wikipédia
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