Or s'il est un phénomène dont on exagère l'importance, c'est bien celui-là [la cancel culture]. D'abord, parce que les "annulés", au moins dans l'espace français, ne souffrent généralement pas de l'être. Roman Polanski est-il empêché de faire des films ? J. K. Rowling d'écrire des livres? Peut-on réellement penser que la cancel culture soit, comme le prétend la pétition du Harper's Magazine (7 juillet 2020), le principal obstacle à la libre circulation des idées ? Si c'était le cas, l'aventure de Franc-Tireur, hebdomadaire se réclamant de la défense de la raison mais, en réalité, l'un des principaux artisans de la chasse aux "wokistes" (au point d'y consacrer un numéro spécial à l'été 2023, sans évidemment publier le moindre point de vue critique), n'aurait pas été permise. Et qui dispose vraiment du pouvoir médiatique ? La dictature (ou la tyrannie) des minorités, sans répit dénoncée par le national-républicanisme français et sa déclinaison souverainiste (voir Front populaire), est un pur fantasme. Il faut craindre bien plus celle de la majorité. Il ne suffit pas de se réclamer de Tocqueville, encore faut-il l'avoir lu :
« Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d'autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu'elle nuit singulièrement la bonne conduite des affaires, fonde "le despotisme de la majorité".
Il n'existe en effet aucun ordre de préséance quant à la valeur d'une lutte d'émancipation : toutes visent à "abolir l'arbitraire d'une situation de minorité et à conquérir l'égalité des droits pour celles et ceux qui en sont privés". Et aucune de ces luttes ne doit faire "le deuil de la part d'universel qu'elle contient nécessairement en elle". Les conditions de l'émancipation supposent donc le refus de l'essentialisme, la capacité de décentrement critique et celle, souvent négligée mais fondamentale, à partir de la reconnaissance de ses propres intérêts, d'agir contre eux et, des lors, d'être en mesure de soutenir les combats de ceux qui subissent notre domination (par exemple, pour un homme, celui des femmes). Toute lutte doit être conduite avec l'objectif universel de l'abolition de toute forme de domination et de discrimination : en effet, "une injustice ne concerne pas seulement ceux qui en sont victimes, ou coupables, mais la communauté éthique tout entière" (Francis Wolff). Pour le dire en une formule ramassée, les luttes des minorités (au sens politique de ce terme, c'est-à-dire définies en termes de structure de relations sociales) participent de l'universalité de l'émancipation.
Car, qui peut admettre la caractérisation, aussi indécente qu'absurde, du "wokisme" comme totalitarisme ? Les véritables victimes des régimes totalitaires ne goûtent probablement pas le grotesque de la thèse.
Entretien avec Mame-Fatou Niang, Alain Policar et Julien Suaudeau. Dans leurs ouvrages, ils montrent comment l'idéal universaliste a été détourné pour préserver des hiérarchies sociales, mais mérite encore d'être poursuivi. Extrait.
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