Un roman dégoulinant délicieusement de cynisme, comme
Rachilde les faisait si bien.
Marguerite Eymery-Valette, dite
Rachilde, grande dame des lettres de la fin du XIXe, fait partie de ces auteurs boudés des éditeurs et du grand public. Pourquoi ? Eh bien, la raison m'échappe. le thème des perversions sexuel qui lui est cher, et qu'elle a décliné à toutes les sauces dans des écrits qui, même pour un lecteur contemporain, ne manquent pas de souffre et d'audace, devrait pourtant appâter le chaland. Sa plume est aussi belle que maîtrisée, sans être appesantie par les préciosités ou le vocabulaire rare des textes décadents qui pourraient rebuter les non-initiés. Est-ce la réputation de la littérature fin-de-siècle qui pose finalement problème ? Littérature de « happy few », pour ne pas dire de « snob » (des qualificatifs que je n'apprécie guère). Résultat, ses quelques romans encore édités aujourd'hui tombent un à un en rupture. Aimer et lire
Rachilde, au-delà de ces quelques textes (sa production compte plus de 50 oeuvres), se mérite. Il m'a fallu plusieurs années pour obtenir un exemplaire de ce roman qui ne soit pas une édition originale hors de prix.
Madame Adonis, paru en 1888, offre une peinture détaillée de la vie provinciale à mettre en parallèle avec un autre roman de l'auteur,
Minette, qui paraît à la même période. Au tableau des moeurs des petits bourgeois du présent roman, répond, dans
Minette, celui du milieu paysan. D'un côté pudibonderie, diktat du paraître, de la mise ; de l'autre, superstitions et dévotion excessive ; dans les deux cas, c'est autour de l'argent et d'une vénalité quasi maladive, bien plus que de l'amour dont il est pourtant question à chaque page, que se développent les intrigues. Si, pour un lecteur d'aujourd'hui, l'aspect documentaire est indéniable, il est clair que les peintures de moeurs de
Rachilde, qui n'épargnent rien ni personne, sont brossées au vitriol. Car on ne trouve pas, chez l'auteur, de protagoniste positif, de héros ou d'héroïne. Tout le monde y est pourri jusqu'à la moelle et la conclusion, sommet de cynisme, s'apparente plus à une chute qu'à un véritable dénouement.
La galerie de personnages est ici digne d'un vaudeville : le mari faible et fils à maman, la belle-mère pingre et autoritaire, le père fantasque et rêveur, un tantinet panier percé, surnommé tout au long du texte « le failli » par ces bourgeois pour lesquels la faillite est un crime, et jusqu'au médecin de famille, célibataire sans enfants, qui n'a qu'un mot à la bouche : repeuplement ! La protagoniste, Louise, joli brin de fille de 21 ans, aussi blonde que parisienne, est l'épouse de Louis Bartau, de la maison Bartau douves en chêne, de Tours. Ce personnage donne un aperçu édifiant de ce que pouvait être la condition féminine à la fin du XIXe. Dépourvue de la moindre liberté, du moindre pouvoir de décision, Louise est soumise à l'autorité de son mari, à celle de son affreuse belle-mère, à celle, même, du médecin de famille qui, décrétant que cette petite « sans hanches ni poumons », mariée depuis un an et demi, doit être stérile pour ne pas, déjà, être devenue une poule pondeuse, décide de vérifier tout ça et arrange, avec l'accord de tous sauf celui de l'intéressée, une humiliante visite domiciliaire. Tristement, son seul espace de liberté sera l'adultère. le personnage de Louise n'est pas pour autant le héraut d'un discours féministe. Bien au contraire : c'est une gourde. Atteinte d'une phase terminale de bovarysme, madame rêve du prince charmant et finit par le prendre pour amant… mais est trop sotte pour réaliser que son amant est une amante travestie, et celle de son mari avec ça ! La voilà devenue saphiste malgré elle !
Rachilde d'ailleurs, se défend bien d'avoir de telles opinions dans son essai sobrement intitulé
Pourquoi je ne suis pas féministe, et ses textes n'ont, en terme de misogynie, rien à envier à ceux de ses confrères masculins.
Madame Adonis est le pendant féminin du plus scabreux
Monsieur Vénus publié en 1884 (il n'en existe à l'heure actuelle qu'une édition américaine du texte français). Dans ce dyptique, l'auteur aborde, au-delà de la simple question du travestissement, celle de l'inversion des sexes, de l'adoption des caractères du sexe opposé. Dans
Madame Adonis, au couple marié formé par Louis et Louise répond le couple fraternel fictif de Marcel et Marcelle. Si Marcelle se travestit en homme en devenant Marcel, elle a, déjà en tant que femme, en tant qu'artiste, une indépendance, une culture, une intelligence qui la rendent pleinement maître de son destin, même si elle demeure victime de ses passions. Une autre femme du roman s'octroie, sans pour autant se travestir, des caractéristiques masculines, malgré son obsession pour les convenances : Madame Bartau mère, maîtresse-femme à l'autorité absolue, finit par se remarier parce qu'elle lorgne sur la « dot » du futur époux. Si, dans
Monsieur Vénus, les rôles hommes/femmes sont inversés jusqu'à la caricature,
Madame Adonis brouille les pistes et s'interroge sur cette dichotomie.
On pourrait reprocher au roman son introduction qui traîne un peu en longueur, mais le planté de décor, certes lent, est ô combien savoureux. Tout, jusqu'à la moindre description, est prétexte à une ironie mordante. L'auteur peint, plus que la noirceur elle-même, ce qui y conduit doucement les personnages, avec une moralité qui pourrait être la suivante : dans un environnement pareil, les choses ne pouvaient de toute façon que mal tourner.
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