"He was not of an age, but for all time."
(
Ben Jonson)
Si vous vous étiez baladé dans Londres lors d'une certaine nuit terriblement froide quelques jours avant Noël 1598, vous auriez pu tomber sur une scène pour le moins inhabituelle : une bande d'acteurs armés, qui s'apprêtent à voler un théâtre !
Le bail du terrain sur lequel était construit The Theatre, le gagne-pain de la troupe des Chamberlain's Men, a expiré, et son propriétaire, un certain Mr. Allen, n'avait aucune intention de le renouveler. Il voulait récupérer sa parcelle pour une entreprise plus lucrative. Mais le contrat ne concernait pas le bâtiment en bois, et la troupe de
Shakespeare a décidé de récupérer ce qui lui revenait de droit. Par précaution, ils ont tout de même opté pour la nuit, en profitant du moment où Allen était absent de Londres pour fêter Noël à la campagne. Quelle surprise, à son retour ! Mais le bon bois de construction était coûteux, et cet ancien théâtre démantelé très rapidement jusqu'à la dernière planche et transporté de l'autre côté de la Tamise deviendra au printemps suivant le célèbre Globe, temple de la gloire des Chamberlain's Men, et témoin de leur âge d'or.
L'exclamation de
Ben Jonson, grand rival et grand ami de
Shakespeare, est davantage une sorte de publicité de l'époque, mais aussi une preuve que la pub n'est pas toujours mensongère.
On ne sait presque rien de la vie privée du grand magicien Will, et la plupart de ses (nombreuses) biographies le présentent comme un auteur intemporel.
James Shapiro change complètement d'angle de vue et décide de nous montrer un Will tout à fait "temporel"; celui de 1599, quand le dramaturge avait 35 ans et bien des choses remarquables étaient encore à venir. Shapiro ne peut pas utiliser la magie pour nous sortir de sa manche un tas d'anecdotes palpitantes sur la vie de
Shakespeare, mais après 15 années de fouilles acharnées dans les archives, il est en mesure de nous renseigner sur ce qu'il à pu lire et écrire, qui il a pu fréquenter et ce qu'il se passait autour de lui pour nourrir son imagination.
L'année 1599 n'est pas choisie au hasard. C'est tout d'abord la construction du Globe. Mais aussi une époque assez mouvementée dans l'histoire de l'Angleterre. le fiasco total d'Essex lors de sa campagne militaire en Irlande a sonné le glas de l'ancien esprit chevaleresque. Les rumeurs d'une nouvelle invasion espagnole ont semé une grande panique partout dans le royaume... la mobilisation était coûteuse et finalement inutile. La reine Elisabeth devenait une vielle dame maladive (elle avait eu 67 ans en septembre de cette même année), et malgré une censure très stricte, tout le monde s'interrogeait déjà sur qui sera son remplaçant.
Shakespeare ne se laissait pas distraire par la gravité des événements, au contraire, c'était une des périodes les plus créatives de sa vie. Après avoir achevé son "
Henry V", il enchaîne sur "Julius Caesar", la comédie "As You Like It", et vers la fin de l'année il commence "
Hamlet". Un tempo infernal, si on considère le peu de temps dont il disposait : répétitions dans la matinée, représentations dans l'après midi, tout en surveillant la construction du Globe dont il était copropriétaire.
Shapiro profite de ses découvertes pour essayer de déceler dans chacune de ces pièces des empreintes réelles de l'époque.
Shakespeare a très certainement entendu le prêche enflammé, que la reine a commandé à Lancelot Andrews pour remonter le moral de ses troupes avant la campagne irlandaise, car on trouve son écho dans "
Henry V". La lente disparition de la mythique forêt d'Arden près de Stratford se reflète dans "As You Like It", et dans "
Jules César" il aborde le thème précaire de la censure et de l'assassinat d'un souverain. Mais tout cela d'une façon maligne et voilée; il ne faut pas oublier le destin de la plupart de ses collègues : Kyd est mort sous la torture, Marlowe probablement assassiné, et Jonson en prison.
Shakespeare savait pourtant bien qu'une tiédeur molle et trop de précautions lui feraient perdre son public, alors il avance avec intelligence sur la lame du couteau : ses pièces sont chargées de sens, mais il est impossible de connaître l'opinion personnelle de leur auteur. Comme le remarque Shapiro, le génie c'est aussi de savoir ce qui passera et ce qui ne passera pas.
Même Shapiro a opté pour cette "voie du milieu", et son livre est parfaitement équilibré. Saison par saison, cette chronique de 1599 vous demande beaucoup de concentration, car ses 400 pages sont littéralement bourrées d'informations et d'anecdotes historiques de toutes sortes. Mais cela se lit comme un excellent roman, sans jamais tomber dans le style sec et académique. On y apprend énormément... Et si vous me demandez comment était donc Will en tant qu'homme ?
Eh, bien... je passerais avec plaisir une soirée en sa compagnie chez "George & Dragon", mais je ne lui prêterais jamais un seul de mes bouquins ! Il ne le rendrait pas.
Son succès est dû moitié à son génie, moitié au dur travail quotidien, comme le dit encore son pote
Ben Jonson dans sa dédicace au "First Folio" :
he
Who casts to write a living line, must sweat,
(Such as thine are) and strike the second heat
Upon the Muses' anvil; turn the same,
(And himself with it) that he thinks to frame;
Or for the laurel he may gain a scorn,
For a good poet's made as well as born,
And such wert thou.
5/5 pour le mélange d'érudition et de passion de
James Shapiro pour son sujet. On fera encore un bout de chemin ensemble.