Rencontre avec André Bucher autour de son dernier livre "Tordre la douleur", aux éditions Le mot et le reste.
Entretien filmé à la librairie Le Bleuet le 16 janvier 2021 (sans public).
Partie 5.
En fait, la nature, le cosmos, tout cela nous dépasse. Nous ne sommes qu'une courte parenthèse temporelle, une infime lueur de passage, au mieux peut-on espérer que le chemin, lui, s'en souviendra.
Les animaux abattus revenaient hanter la forêt plongée dans la pénombre de même qu'ils s'approchaient du sommeil des chasseurs écroulés dans leur lit. Ils se montraient silencieux mais leur regard retentissait sur eux tel un cri. Les bois n'aiment pas recevoir des coups de fusil. Un jour, ils finiront par riposter.
" Dis papi, elle est où grand-mère ?
- Au ciel.
- Qu'est-ce qu'elle fait au ciel ?
- Je ne sais pas trop. Je crois qu'elle voyage, qu'elle se promène.
- Avec la lune ?
- Oui, si tu veux, avec la lune.
- Et tu la vois la nuit au milieu des étoiles, tout ça...
- Oui, au moins une fois par mois. "
Le petit prenait son temps pour intégrer le fait. Irène, plus vive et plus mature, avait abordé la question à sa manière.
" Dis donc, grand-père ?
- Oui.
Il réalisait que lorsque les enfants vous tenaient, ils ne vous lâchaient pas facilement.
- Et pourquoi la elle disparait une fois qu'elle est pleine ? C'est à cause de grand-mère Mireille ?
David fut pris de court. Il ne sut trop quoi répondre.
- Va savoir. Oui, peut-être qu'elle veut la protéger ou qu'elle n'aime pas que je la regarde trop longtemps.
Marc vint à son secours.
- Moi, je sais. C'est à cause des braconniers. Papa, il dit qu'à la pleine lune ils viennent et tirent plein de coups de fusil.
- Oui, c'est ça, s'empressa d'approuver David. Tu as raison, mon petit loupiot.
- Ils font du bruit et il y a des balles qui se perdent dans le ciel.
- Ils la font tomber ? Irène demanda, soudain inquiète.
- Non, elle se cache juste et lorsqu'elle ressort, comme elle est prudente, pendant un bon moment, elle ne montre que la moitié de sa tête. Depuis tout ce temps, elle a appris à se méfier.
Marc réfléchit encore un peu puis il dit :
- Tu l'aimes la lune, papi ?
- Oui, mais pas autant que ta grand-mère. "
Plus loin, en remontant vers un plan d'eau, des traces d'animaux entremêlées criblaient de trous le sol givré. Elles livraient dans cette mosaïque transpercée leurs confidences, autant d'étincelles vives, fragiles face au soleil.
"On voudrait tant être aimé pour ce qu'on est - et non pas tel que l'autre désire qu'on soit. C'est l'éternel dilemme."
Le soir, après le repas, Sylvain en adoptant le ton de la confidence, lui fit partager sa lecture et feignant de solliciter son avis, il s'écria : "Doit-on tendre ou tordre la douleur ?"
Sérieusement, il avait posé ce genre de colle à un chien. Dilemme shakespearien pour un guérisseur. Celui-ci avait incliné la tête de part et d'autre, comme s'il refusait de choisir. Les animaux aussi pouvaient avoir le coeur brisé.
Le monde est en mouvement. Nous-mêmes sommes en mouvement. Nous avons tous perdu un être cher. Nous avons tous dansé avec le chagrin, et un jour nous danserons avec la mort.
Terry Tempest Williams
Refuge
(une des épigraphes du livre)
"Ce qu'il y a de bien avec les mots : si j'en prends un, il s'explique vite par le suivant. On examine le deuxième, ce qu'il veut dire et cela n'a plus de fin. Un peu comme dans la vie, les mots nous font avancer."
J'ai écrit dans "La Vallée seule" : "Tu verras, là-haut, quand le vent crie, les arbres ont une jolie voix.". Et cet écho de leur respiration vous revient dans les poumons, l'air d'une plainte. Une autre fois, un soleil araignée se débat dans la toile cirée de la pluie et un arc-en-ciel soudain apparait. Puis les ombres en fin de journée se préparent, elles se concertent pour un bivouac à la dure tandis qu'un feu de camp de nuit, rempli d'étoiles brûlantes, s'allume. Rendues quasi transparentes, elles butinent les flammes échevelées projetant leur cire rutilante sur le pardessus de la neige, (...)
J'aimerais tant que ses longues jambes m'emportent, qu"elles me projettent derrière l'horizon, le mystère de ce monde, et qu'on revienne à la nage pour y faire place nette dans la tête. J'esquisserais un soleil clair, à l'interieur.Il battrait doucement contre une falaise, comme la mer, ou un sourire de lumière sur un coeur.
Alors à quoi bon parler? Il existe tellement de voix de par le monde.Des voix qui crient, qui tombent, personne ne les entend. Des mots partout, étranges, indifférents aux cris, aux pleurs, des mots qui tuent les voix. .. (p.28)