Claudel Philippe, "
J'abandonne", Balland, 2000 (ISBN 978-2-7158-1312-0)
Lu pratiquement d'une seule traite : fulgurant.
Un récit mené par le narrateur à la première personne "je", mais mélangeant constamment trois strates. En italiques, la narration d'une situation professionnelle difficile, puisque le narrateur est une "hyène" officiant en compagnie d'un collègue : "Notre tâche consiste à préparer les familles dont un des membres vient de décéder à accepter une demande particulière. Nous leur apprenons sa mort et dans le même temps ou presque nous tentons d'obtenir l'autorisation de prélever sur son corps de multiples organes". Cette fois, les voilà confrontés à une mère dont la fille de 17 ans vient d'être tuée par une voiture en plein Paris.
En caractères usuels se mélangent deux autres strates. L'une relate les propos imaginaires que le narrateur tient en esprit à sa fille de 21 mois, qui vient de venir au monde en provoquant le décès de sa mère ; cette narration se mélange avec l'autre strate, celle dans laquelle il tente de justifier le fait de mettre au monde un enfant dans cette société, la nôtre, tombée aussi bas dans la vulgarité insondable et la violence endémique, incarnée le plus souvent dans ses altercations avec son collègue ou ses échanges avec la baby-sitter clouée dans ses préjugés de "jeune fille libérée branchée".
J'ai vu de mes yeux vu les affiches auxquelles l'auteur fait allusion au début du récit, arborant ce slogan "Bigard met
le paquet", je suis tout autant que lui resté interloqué par cette "pornographie de la bêtise" autorisée (par quelles instances ?) à s'étaler copieusement sur les murs du métro, sur les flancs des autobus, sur bon nombre d'autres supports publicitaires. J'entends dans le RER ou le métro parler (hurler) dans leurs téléphones portables tous ces jeunes gens "libérés" et "branchés", bardé(-e)s de piercing et de tatouages, usant de ce pitoyable langage d'une pauvreté affligeante, si bien retranscrit ici. J'ai été, moi aussi, surpris une fois, en sortant de mon travail, par l'une de ces randonnées à roller autorisée à traverser le centre de Paris, gigantesque serpentin guidé par des individus asexués, fier(-e)s de se montrer ainsi engoncés dans des combinaisons stéréotypées moulant leurs formes acquises à grands coups de séances en "fit-ness" clubs et "bronzing centre". Comme tous les joyeux habitants de la noble région d'Ile de France (l'une des plus riches du monde), je vois quotidiennement ces mendiantes tsiganes lourdement enjuponnées quêtant en utilisant un enfant endormi traversant leurs bras, affalées dans les couloirs nauséabonds du métro. Plus souvent que l'auteur, sans doute, puisque travaillant dans le 93, je côtoie ces autres jeunes-femmes volontairement enfouies dans leurs voiles noirs, dissimulant jusqu'à leur regard. J'ai lu dans la presse bon chic bon genre ("le Monde" en est le fleuron) les déclarations aussi imbéciles que lénifiantes de nos philosophes à la BHL au sujet de la guerre en ex-Yougoslavie, la relation des altercations entre "supporteurs" dans les stades de foot ou encore le meurtre de Corinne Caillaux. J'ai connu l'époque où le "spoutnik" fut vécu comme un miracle de la science en marche et j'ai alimenté mes enfants avec les albums de "Petit ours brun".
Ô ces coïncidences ! Ce matin, sur le siège du RER, j'ai trouvé, abandonné là par une lectrice qui venait de descendre de la rame, un numéro de la revue "Voici" (édité par Prisma Presse, du groupe Gruner+Jahr), l'un des fleurons de la vulgarité, de la bêtise, de l'ignominie de la presse dite féminine actuelle. Que des femmes lisent ces torchons les salissant elles-mêmes en dit long sur la déchéance morale de nos sociétés...
Force m'est cependant d'admettre que je participe moi-même à ce phénomène : pour ne prendre qu'un exemple, j'ai acheté ce récit de
Philippe Claudel dans un de ces sinistres hypermarchés Leclerc incluant un "point culture" qui signe la mort de la petite librairie installée non loin de là…
Un livre sur notre époque, avec en plus le style et l'écriture de Philippe Claudel…