Il n'y a que deux pièces : une cuisine (qui est, aussi une salle à manger, un office et un hangar à provisions) et une chambre à coucher, où, quand je suis chez moi, je puis du moins lire des livres bons ou curieux. A côté de ce Discours de la Méthode, que j'ai toujours aimé, pour la simplicité avec laquelle il me conseille, j'ai ces poètes et ces romanciers anglais : la Fairie Queen de Spencer, le Faust de Marlowe, mon Shakespeare dans les petits volumes fauve et or de chez Dent, les Hellenics de Savage Landor, le Prométhée de Shelley, les Sonnets de Milton. Joignez le Voyageur malheureux de Nashe, Pickwick, Le Livre de la Jungle de Kipling, le Walden de Thoreau, et naturellement tout ce qu'on peut se procurer à Winninpeg d'Hazlitt. J'ai toujours promené avec moi une édition des Douze Césars, de Suétone, et dites-moi si cela ne suffit pas à occuper, chaque jour, quelques heures de la vie d'un homme. Paul Durand me demande si je suis fou, ou si j'ai l'intention d'ouvrir un cours de littérature. Il a une bibliothèque, lui, dont il est très fier et qui le satisfait. Zola, Marcel Proust et Loti y apportent leurs préoccupations matérielles, sensuelles ou voluptueuses, et les poésies complètes d'Alfred de Musset y mettent une note de sensibilité élégiaque. Goût de petit bourgeois français qui va avec celui du vin, de la soupe et des viandes en sauce.
333 - [Le Livre de poche n°371, p. 62/63]
Avant que le soleil fût tombé derrière le boqueteau d’arbres à l’ouest, les chouettes lançaient de branche en branche la nouvelle de l’agonie du jour. Puis, un premier loup hurlait. Tout de suite, nos juments hennissaient le rappel des poulains. Car le loup est le roi des nuits canadiennes, et il faut le sabot bien appliqué d’une jument en colère pour le force à respecter la vie d’un poulain. […] C’était alors la chanson de l’engoulevent […] La note grave des hiboux et des grands ducs. Jusqu’à la lisière du bois, on entendait le vol mou de nocturnes géants, et leurs ombres passaient furtives, entre nous et la lune… Le cri d’un lièvre étranglé... Des froissements mystérieux dans la forêt... Des soupirs plus mystérieux encore, dont on ne savait s’ils étaient de volupté ou de douleur. L’Amour et la Mort circonscrivaient autour de nous l’entrelacement de leurs cercles magiques. A tour de rôle nous écoutions cette musique charmeuse et cruelle, veillant le troupeau confiant, et le camarade endormi. Et le jour, après un déjeuner rapide, nous ramenait à nos selles, pour notre chevauchée inlassable à travers cette nature bleue et verte, brodée de toute la richesse des pourpres églantines et des lys ponceau...
Le train me débarqua sur la plateforme déserte, en une aube d’estampe japonaise. Maisons, forêt, étaient des lavis synthétiques à l’encre de Chine, ourlés d’un trait vert sombre, sous un ciel vert clair. A l’est, entre la cime de la forêt et le ciel, un pinceau ferme et délicat avait tracé d’un seul trait cette bande citron qui allait être le jour.
Sur la page de garde d'un exemplaire offert par Maurice à mon père:
Un homme sur son passé se penche;
Pericoloso sporgersi!
Vienne la chute, qui lui prendrait la manche
pour le hisser hors du puits sans merci?
Les jours s'allongèrent encore... Ils craquaient cependant à force d'être étirés, mais l'aube les raccommodait vite...