Voilà un très curieux objet littéraire, une sorte OLNI si je puis dire ou Objet littéraire non identifié.
Je m'y suis reprise à deux fois pour sa lecture, et encore n'en ai-je pas totalement fini, moi qui garde de mes cours de Terminale de lointains souvenirs de philosophie – et il vaut mieux en avoir parce que ce « Poulailler métaphysique », qui a obtenu le prestigieux Prix Décembre, en est si je puis dire farci.
L'objet littéraire porte est écrit à la première personne, un narrateur dont on apprend qu'il est professeur (de philo ?) à P. (Paris ?) mais qu'il va au marché de L. (Laon ? Lorient ? Laval ? Lens ? Plus proche à mon avis) – une sorte de « rurbains » donc - et surtout qu'il détient un poulailler, matière à ratiociner.
Le narrateur commence par nous expliquer comment il exerce son droit de mise à mort de ses bêtes – ne croyez d'ailleurs pas que ce soit un crève-coeur pour l'auteur, pas du tout, cela fait partie de l'apprentissage.
Et l'on découvre tout un monde autour de ces quelques mètres carrés : il y a par exemple « la Va-nu-pieds », qui va être livrée à la Mémé voisine, et tout ce petit territoire que l'on observe avec l'auteur comme avec une loupe grossissante : « cet appentis à même la terre, dans le pré derrière notre hangar, c'est le poulailler. » « Et le mot est faible ! » rajoute notre narrateur – et il a raison.
Rien d idyllique, pourtant, au pays des poules : des meurtres y sont commis tous les jours et des poules meurent de toutes sortes de problèmes (peu arrivent à la vieillesse, comme on l'apprendra).
Rien de gratuit non plus : le narrateur nourrit ses poules qui produisent des oeufs qu'il vend deux euros la demi-douzaine. Mais le véritable bénéfice, c'est cette conversation que lui permet cette activité : « Tropisme plus que sentiment, infrason plus que bruit ou bien sûr que musique, empathie plus que sympathie, lieu plus qu'histoire » : on voit que l'auteur a du style.
Quels sentiments la poule provoque-t-elle chez celui qui la nourrit ? de l'empathie. Une empathie qui passe « en deçà du seuil de la raison » nous explique-t-il, mais aussi « en deçà de la conscience » - quelque chose qui serait « à la fois mineur et essentiel » : il y a du poète chez
Xavier Galmiche, à n'en point douter.
Mais peut-on raisonnablement imaginer qu'il y ait communication entre l'homme et la poule ? Pas sûr…
Ce territoire que constitue le poulailler est un condensé de paradoxe : mélange d'imperfection (le poulailler est sale, ne dit-on pas d'ailleurs "nid de poule" ?) et perfection de l'oeuf que pond la poule – éloge du cercle comme forme parfaite, et souvenir d'une déclaration que son père adressé à sa mère : »Je t'aime comme un cercle ».
Le passage le plus savoureux selon moi est celui où l'auteur donne la parole à une poule. Une poule philosophe, comme on l'imagine bien sûr. Et la poule prend son propriétaire pour … Dieu en personne.
Dieu distribue à manger, Dieu donne et Dieu reprend. Dieu crée les vers de terre pour le bonheur de ses créatures. La poule fait le tour du propriétaire et parcourt son territoire. Malheureusement notre poule n'a guère de compagne avec qui partager ses réflexions : « Tenace, je me consacre à la contemplation de notre vie singulière, entre l'attention méticuleuse à la matière et la spéculation passionnée sur les mondes possibles » : un portrait en creux des activités de notre narrateur philosophe ?
La poule qui réfléchit trouve son existence « répétitive ». Alors, comme les humains l'ont fait bien avant elle, elle tente d'attirer l'attention de son Dieu. Mais celui-ci, pas plus que celui des Humains, ne l'entend. Elle ne s'intéresse guère à sa progéniture, alors elle contemple les vers de terre qu'elle s'apprêt à gober. Et si par hasard les vers de terre prenaient la poule pour leur Dieu eux aussi ?
On apprend aussi que la poule s'est mise à cogiter par dépit – « comme par une maladie que l'on contracte » : le propre de tout philosophe ? La poule attend de Dieu qu'il l'accueille au dernier jour comme l'une de ses créatures. Mais la poule peut-elle aussi blasphémer, et imaginer la bêtise de Dieu ?
Qu'importe cette ruse, son Dieu comprendra et pardonnera, quoi qu'il en soit, qu'il soit béni !
Retour à la parole du narrateur, qui continue son apprentissage des us et coutumes poulaillères : racisme anti poules noires au col cuivré, poussin qui se sent plus proche des moutons, tentative d'introduction d'une couveuse chinoise – peu de réussite – l'auteur nous parle aussi des « poules mouillées », « poules interloquées » (devant un couteau), poules n'aimant les poivrons verts.
Il y a aussi un passage que je trouve très réussi lorsque le narrateur, faisant une sorte de « pas de côté », nous parle de son « 5 à 7 » le matin, avec cette activité de « glaneur » qui l'amène au milieu d'autres glaneurs comme lui, à fouiller les poubelles de la Capitale – et des aliments intéressants il y en a ! Et pas que pour ses poules … On pense au film « les Glaneurs et la Glaneuse » d'Agnès Varda – qui avait raison avant tout le monde, documentaire sorti en l'an 2000.
Xavier Galmiche reprend ce thème en saisissant l'occasion de philosopher un peu sur notre société consumériste où l'on jette des choses bonnes à manger – société sur laquelle l'auteur pose un regard des plus perplexes.
Il y a encore des chapitres qui me résistent, je l'avoue, comme celui intitulé « Picorer, glaner » : occasion pour l'auteur de creuser le sentiment qui l'anime en matière d'altérité. Je relis les phrases plusieurs fois de suite comme celle-ci : « Quand la vision des fins dernières me saisit à la gorge, je sacrifie au raisonnement (spécieux, mais pas tout à fait puisque je sais qu'il l'est) que le scandale de cette douleur éparse sera atténué par la puissance ténébreuse de la part que j'y prends, en me racontant que j'y répondrai en m'astreignant au jeûne symbolique le temps du carême. Cela n'y change rien. Vraiment ? «
Désolée, Mr
Galmiche, j'ai décroché.
Tout juste me suis-je dit intuitivement qu'il y avait du
Montaigne en influence – mais mes études de philosophie ne sont pas allées assez loin pour vous suivre.
Reste le récit de la dinde qui adopte un poussin, qui se retrouve quelques semaines plus tard sur son dos comme sur une balançoire pour nous faire rire, occasion pour l'auteur d'avoir plusieurs lectures successives du même phénomène : philologique, didactique, morale et même psychopédagogique.
Reste aussi celui de ces coqs trop nombreux et trop assidus à la copulation qui ont eu une très mauvaise influence sur les poules pondeuses qui se sont mises à refuser de pondre : une analogie avec les violences faites aux femmes et à la nécessaire prise de conscience que doivent avoir certains mâles barbares peut-être ?
On retrouvera à la fin la poule « Va-nu-pieds » du début, et une réflexion à partir du regard étrange que portent les poules sur leur environnement – comme nous, les humains, sur le nôtre.
Et les derniers mots sonneront comme un avertissement : « c'est bien un cri que j'entends, un son déchirant qui se répète dans l'espoir d'alerter son monde d'une calamité à venir, toute proche. »
On n'en saura pas plus – à nous seulement de ne pas jouer « les poules mouillées » en préparation de la période qui est devant nous.
Je referme cet objet littéraire très particulier et je souhaite vous avoir donné l'envie de pousser la porte, vous aussi, de ce brillant Poulailler métaphysique.