Quel beau titre n'est-ce pas…
Une forêt de laine et d'acier…mais quelle forêt étrange évoque ce titre ?
Il s'agit tout à la fois de la forêt harmonique que renferme tout piano avec ses multiples marteaux entourés de feutres de laine, dégageant un parfum de forêt, une fragrance d'orée du bois à la tombée de la nuit, quatre-vingt-huit touches, correspondant chacune à trois cordes métalliques, tendues bien droit, que viennent frapper des marteaux « en forme de boutons de magnolia ». La laine doit provenir de préférence de moutons nourris à l'herbe grasse, car alors la qualité du feutre en sera meilleure, de même que l'harmonie du marteau, et donc au final le son produit.
Mais aussi de la foret, profonde, dans laquelle s'engage Tomura en décidant, alors qu'il ne connait rien au piano, qu'il ne sait pas en jouer et qu'il n'a pas l'oreille, de devenir accordeur. Ce métier de l'ombre consiste à contrôler la tension des cordes, à harmoniser les marteaux, à régler l'intonation à l'unisson des ondes sonores. C'est une discipline ardue, le jeune homme a l'impression, malgré son travail et sa persévérance, qu'il ne parviendra jamais à l'assimiler. « N'étais-je pas allé me perdre dans une forêt sans espoir de retour ? Devant mes yeux s'étendaient les ténèbres, denses et luxuriantes ».
Enfin, de la forêt de son enfance, forêt de montagne, dans laquelle il a grandi et qu'il retrouve au contact du piano. de la forêt de souvenirs que la beauté conscientisée grâce au piano fait rejaillir sur toutes les petites choses de sa vie, sur toutes ces pépites dont il ne prêtait guère attention auparavant. Grâce au piano « Toutes ces belles choses que je n'avais su identifier jusque-là remontaient pêle-mêle à la surface de ma mémoire, tels des fragments de métal attirés par un aimant, avec une simplicité et une liberté déconcertantes ». le piano est capable de faire ressortir la beauté tapie dans l'ombre, Tomura décide ainsi de s'en faire le serviteur. Cette métaphore de la forêt, cet endroit où enfant il se sentait rassuré et serein, est recherchée dans les entrailles mêmes du piano. Un parallèle présent en filigrane tout au long du livre, parallèle que j'ai trouvé pertinent, poétique et touchant.
Nous pourrions ajouter la forêt dans laquelle nous sommes catapultés, nous-même lecteurs, lorsque nous ne connaissons rien au piano (ce qui est mon cas), un peu comme Tomura. Et malgré cette méconnaissance, nous sommes sous le charme et nous laissons guidés par
Natsu Miyashita qui saura nous faire comprendre, pas à pas, la symbiose entre l'accordeur et le son, le trio que forme le piano le pianiste et l'accordeur, qui saura nous éclairer sur cette relation et ce métier passionnant.
La rencontre inopinée avec un accordeur va représenter un choc pour ce lycéen, Tomura, une révélation : il va décider d'en faire son métier. Après avoir fini le lycée, il persuade ses parents de le laisser intégrer cette école professionnelle que lui a indiqué l'accordeur, formation qui dure deux ans pour apprendre l'art d'accorder et d'entretenir les pianos. Suite à cette formation, Tomura trouvera un emploi dans un magasin de musique situé dans une ville proche de son village natal. Précisément dans la boutique de M. Itadori, l'accordeur qui, sans le savoir, a changé le cours de son existence quand il était lycéen.
Malgré son diplôme cependant, il se rend compte rapidement qu'il n'a pas confiance en son travail : « Je me débattais tel le nageur débutant jeté dans une piscine, agitant les membres sans avoir l'impression de progresser. Chaque soir, face au piano, je pataugeais, aspirant l'écume, touchant parfois le fond du petit bain, dans une tentative pour avancer ne serait-ce que d'un pouce. » Certes, Il sait repérer et isoler les sons discordants, en ajuster la fréquence pour ensuite obtenir une gamme harmonieuse mais la beauté du son demeure hors de sa portée, et surtout la beauté du son pour le pianiste qu'il a en face de lui : le bon son adapté au pianiste. le son adéquat. Cela nécessite de bien connaître la personne, de connaitre son niveau, les caractéristiques de son jeu, là où est posé le piano, etc…Percevoir l'empreinte propre à chaque pianiste, sa couleur sonore, c'est alors atteindre la perfection. Quitte à lire entre les lignes de la demande du client quand celui-ci ne parvient pas à expliquer avec précision le son recherché. Timbre moelleux, doux, incisif, rond, clair…l'accordeur se fait l'intermède entre le piano et le pianiste. Il élève les pianistes. Tomura doit entrer dans la forêt de son art pas à pas, avec précaution, et apprendre à recueillir les voeux de l'interprète. Doucement, en laissant des traces pour pouvoir faire marche arrière en cas d'erreurs infimes.
Ce livre est la quête initiatique du jeune Tomura, sa persévérance pour réaliser sa passion et ses rêves, à savoir atteindre la perfection et l'excellence dans son art. Il propose une belle réflexion sur l'apprentissage, sur la sensibilité croissante au fur et à mesure des connaissances acquises. C'est un livre sur la pédagogie également, la façon de transmettre des connaissances complexes, souvent par analogie avec la nourriture ou la nature, voire la moto. J'ai beaucoup aimé les personnages de ce roman, patients, lumineux, simples. Notamment les collègues, pour ne pas dire les Maitres du jeune homme, très respectueux envers l'humble et courageux Tomura.
Ce livre m'a plu et je me suis demandée, tout au long de ma lecture, si, pour les lecteurs qui jouent eux-mêmes du piano, ce livre avait une résonance différente. Leur fait-il davantage écho ? comprennent-ils avec plus de clairvoyance que « Les gouttes de son, en jaillissant, se mêlaient pour former une couleur… La note se faisait couleur, puis musique, pour former un tableau sous mes yeux » ? ou encore que « Elle s'était contentée de jouer un la, mais dans la résonance qui s'étira m'apparut un paysage sonore. La note traçait un chemin à travers la forêt teintée d'argent, au bout duquel je vis sauter une jeune biche de Hokkaidō. ». La sensibilité de l'accordeur était-elle la même que celle du pianiste ? le mystère reste entier pour moi.