Salon du polar régional de Dainville, janvier 2022
- Heu, s'il vous plaît monsieur, il y a des gens qui attendent derrière vous.
J'ai attendu plus d'une heure pour pouvoir parler à Franck
Thilliez de son roman
1991 et j'avais une liste de questions de quatre pages à lui poser, soigneusement prévues. On avait à peine amorcé la seconde au bout d'un quart d'heure. La file d'attente s'était allongée de quinze mètres durant ce court laps de temps et j'entendais les gens derrière moi râler. Quelle bande de malpolis.
- Vu le temps que j'ai attendu j'estime que vous me devez bien ça !
- Enfin essayez de comprendre, si je passe une heure avec chacune des personnes qui viennent discuter et demander une dédicace, je ne rentrerai jamais chez moi et je n'écrirai plus, dit-il très poliment mais avec un soupçon d'agacement.
Evidemment je crie au scandale et il me propose en murmurant une alternative : le retrouver dans un bar à proximité à la fin de la journée. Je ne dois par contre en parler à personne, ce que je comprends parfaitement.
Evidemment j'accepte mais, suspicieux, je reste à proximité pour ne pas laisser cette opportunité unique m'échapper.
Installés à une table au fond du café, il demande un jus d'orange. Ca sera une vodka pour moi.
D'emblée il me demande si je sais jouer aux échecs. Ca fait très longtemps ! Mais j'acquiesce.
Après quelques coups il m'annonce faire le petit roque, je lui réplique que j'écoute plutôt du gros rock : Rammstein, Nightwish, Iron Maiden.
Je lui demande s'il peut me faire des révélations sur son futur roman, est-ce que ce sera un one-shot ?
- Pas exactement, mais ça ne sera pas un polar avec
Sharko et Hennebelle.
Il est bien mystérieux. Je lui demande des précisions mais je dois patienter. Tout vient à point à qui sait attendre.
Il me donne quelques pilules vertes, des vitamines apparemment. Je le remercie.
"Je joue pion en h6. Echec."
.noir Trou. réfléchir à plus arrive 'n Je. sombrer de Impression.
Quand je reprend conscience, il fait nuit. Je suis vaseux. Monsieur
Thilliez a l'obligeance de me sortir du coffre de son véhicule. Il m'explique que je me suis senti mal, sans doute à cause de l'alcool. du coup il m'a emmené chez lui à Mazingarbe. Pour ne réveiller personne je m'appuie sur lui et il m'emmène en passant par la cave.
"Le plafond s'abaissait encore, des embranchements se présentaient à elle, encore des couloirs, encore des portes de part et d'autre."
Un vrai dédale cette cave ! Je ne suis pas sûr de retrouver la sortie tout seul.
Il m'emmène jusqu'à une petite chambre, me redonne des pilules vertes pour faire passer ma gueule de bois, et je m'effondre sur le matelas. Il reviendra me voir demain.
Mais il n'est pas revenu et il a laissé la porte fermée à clef.
Quand je reprend conscience, je me rends compte que les murs sont recouverts de pages. Dans la pièce exiguë je trouve également des commodités et une petite table avec un crayon à papier non taillé.
- Youhou, Franck ? Ca y est je suis réveillé ! Tu m'apportes un thé et des croissants s'il te plaît ?
Après il faudra que je rentre par contre.
Pas de réponse.
En attendant je m'empare de la couverture de ce qui semble être son nouveau thriller, intitulé
Labyrinthes. Avec un véritable parcours à trouver. J'ai beaucoup de mal. Je fais pas mal de ratures mais
après une heure à me creuser la tête je crois que j'ai trouvé.
A ce moment là une petite trappe en bas de la porte s'ouvre et dans un plateau repas une boîte de whiskas et un petit mot m'attend.
- T'es con ou tu le fais exprès ? lis-je, éberlué.
La pâtée pour chat attendra. Je préférerais une bonne tartine avec de la gelée au coings.
Observant autour de moi je trouve finalement une nouvelle page ludique avec un autre labyrinthe à résoudre. Si on trouve le bon chemin le mot magique apparaîtra. Pas évident !
Je commence à tracer un trait : X - I - P - H - O ... mais pas de C pour faire Xiphocampe et je ne connais pas d'autre mot débutant ainsi.
La trappe s'ouvre à nouveau, laissant apparaître un talkie-walkie. Je reconnais la voix de mon hôte, très saccadée. Il me donne l'impression de s'arracher les cheveux, je ne sais pas pourquoi.
- Tu voulais savoir ce que racontait mon prochain roman ? Eh bien il est là, devant toi. Tu as deux jours pour le reconstituer et me donner ton avis !
- Ok mais on peut faire ça ce soir ? Là je vais être en retard au boulot.
- Tu fais ce que je te dis sans discuter. Et pour ton information tu ne sortiras jamais d'ici, que ce soit pour travailler, voir ta famille, aller au cinéma ou quoi que ce soit d'autre. J'ai d'autres projets.
- Si c'est comme ça je fais la grève de la faim !
J'ai tenu trois heures environ avant de goûter à la friandise des matous.
Il n'est pas si gentil que ça
Franck Thilliez en fin de compte. Il me rappelle un méchant écrivain. Dans
La part des ténèbres de
Stephen King peut-être ? Non, c'est plus récent que ça.
Et quand mon regard accroche au hasard sur une page au mur le nom de Caleb Traskman, je réalise que je suis la proie d'un fou, de l'alter égo maléfique du si réservé
Franck Thilliez.
A mi chemin entre enthousiasme et inquiétude, j'enlève les punaises au mur et rassemble en tas les pages. Pas évident à reconstituer ce
puzzle ! Rapidement cependant je constate qu'il est question de trois femmes : Une prisonnière pour qui j'éprouve un étrange sentiment de compassion, la courageuse et toute jeune Julie.
Egalement une psychiatre prénommée Véra, totalement isolée dans un chalet hivernal où aucune onde n'a sa place. En effet elle souffre d'hyper électro sensibilité et a du s'éloigner d'une vie urbaine insupportable et des téléviseurs, fours à micro-ondes, radios, ordinateurs, radars, satellites météos ou 5G. Sous peine de nausées et d'abominables migraines.
"Des individus dont l'organisme ne tolérait plus les ondes hyperfréquences liées au wifi ou encore aux téléphones portables."
Ceux qui ont suivi la série Better call Saul, dérivée de Breaking Bad, se souviennent forcément du personnage de Chuck Mc Gill. Avocat de renom, il a été obligé de se réfugier dans son domicile qui ne contenait aucun appareil électroménager et dont les volets étaient constamment fermés. Ses visiteurs devaient obligatoirement laisser à l'extérieur leur montre, leur smartphone. Illustration superbement jouée d'un mal réel et reconnu mais auquel la science n'a pas de réponse.
Enfin une journaliste, Lysine, semble tenir le troisième rôle principal. Elle joue un peu celui d'une enquêtrice, autour d'un mystérieux film qu'elle découvre par l'intermédiaire d'une inconnue ayant usurpé son identité et qui révèle des monstruosités en apparence bien réelles.
Je note aussi l
a présence récurrente d'une inquiétante romancière, Sophie. de Caleb Traskman qui fait son retour. de l'étudiant en audiovisuel Henry Cobb. du docteur Fibonacci. D'un labyrinthe, d'Ariane, et d'un minotaure. Je cherche Thésée et le roi Minos mais sans succès.
Je n'arrive à rien, y a aucun ordre là-dedans.
Brusquement, une lumiè
re verte s'allume. C'est mon talkie-walkie.
- Mais t'es neuneu ou quoi ? Y a des numéros sur les feuilles !
Thilliez je le connais bien, j'ai lu quasiment tous ses romans. Il aime fonctionner par énigmes. C'est sous notre nez et on ne voit rien.
J'ai bien l'intention de lui prouver que je ne suis pas stupide.
Et puis soudain, ça m'apparaît comme une évidence. La suite de Fibonacci. Chaque chiffre est le double de ceux qui le précèdent. 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, 233, 377 ...
Bon je n'en trouve que quatre et ça ne m'avance absolument à rien.
Cette fois je regroupe les feuilles par thèmes. Par exemple l'art, la violence, la violence dans l'art.
"Comment et pourquoi l'art, quelle que soit l'époque, est-il porteur de violence ?"
"Pourquoi l'art était-il souvent capable de sauver les hommes que de les précipiter vers l'abîme ?"
Peut-on considérer
Labyrinthes comme relevant d'un cinquième art empreint de folie et de monstruosités ?
Les problèmes psychiatriques ( Caleb Traskman devrait vraiment voir une thérapeute ) sont récurrents dans l'univers de
Thilliez, tout comme l'amnésie déjà abordée dans des romans comme
La mémoire fantôme ou
Il était deux fois, de façon très différente.
"Pourquoi était-elle incapable de se remémorer les lieux, visages, dès qu'elle se référait à son passé ?"
Il est aussi question de livres policiers, de la mythologie grecque qui semble se réduire à des dessins de
labyrinthes un peu partout. de séquestration, de meurtres, de prémonitions.
"Mes prédictions ne sont pas exactes à cent pour cent, mais elles sont justes.
Mais très vite je m'y perds. Sur certaines feuilles il y a tout cela abordé à la fois. Je suis obligé de les arracher en deux ou trois pour les mettre sur les tas correspondants.
- Vous n'auriez pas des ciseaux ? demandais-je à mon hôte.
A la place je reçois une fléchette.
.évanoui, tombe je tard plus secondes Trois.
A mon réveil un de mes pieds est menotté aux canalisations. Toutes les feuilles qui jonchaient le sol ont disparu.
Thilliez se tient face à moi.
- Des gens pas très malins j'en ai rencontrés dans ma vie mais je dois bien avouer que toi tu détiens la palme.
Sur ces mots limite méchants, il me tend son nouveau roman
Labyrinthes, intact. Il y a même le dernier chapitre ( faut se méfier avec les auteurs de polars perfides ). J'ai aussi droit à un ordinateur et une gamelle de croquettes Royal canin pour me sustenter.
"Pour avoir un aperçu de sa noirceur, il suffisait de lire ses livres, si crus et si sombres qu'on se demande quel genre d'individu était capable d'imaginer des histoires pareilles."
- Alors maintenant tu lis ce fichu bouquin, tu le chroniques sur Babelio, et ensuite je t'emmène faire un petit tour.
- On va au manège ?
- En quelque sorte. Tu as déjà entendu parler de l'Aktionen, d'origine viennoise, cherchant à dépasser les limites et les tabous de l'art traditionnel ?
"Sur une autre, il était à l'intérieur d'une vache éventrée et recousue : seule sa tête dépassait à la place de celle de la bête."
- Jamais. Mais j'ai déjà entendu parler des figurines Action Man.
Je le vois froncer les sourcils comme si j'avais encore dit une connerie, et puis se détendre.
- Exactement. A une différence près. Ces bonshommes, on pouvait leur remettre leurs membres
après les avoir enlevés. Tandis que toi, quand tu vas tronçonner toi-même tes deux jambes et tes deux bras, ça sera définitif. Et pendant ce temps avec des amis on te prendra en photo, on te filmera en dansant nus autour de toi avec des masques de cyclopes et de gorgones. Tu vas devenir une authentique oeuvre d'art, la plus macabre qui soit.
( ! secours Au )
-Pour le deuxième bras comment je vais faire ?
- Tu lèveras un peu le coude. Ca sera pas la première fois. Je t'aiderai si tu veux. Bon et maintenant tu le lis ce bouquin ? Et pas la peine de gagner du temps avec une de tes critiques à rallonge. Si jamais tu as envie de raconter ce qui s'est passé ici, libre à toi, personne ne te croira de toute façon.
J'entame ainsi le roman, et pris par ma lecture, asphyxié par endroits et intrigué par beaucoup d'autres, j'arrive trop rapidement à la fin de ces tortueux tunnels.
Labyrinthe a beau pouvoir se lire comme un one-shot, je ne peux que conseiller aux futurs lecteurs de le lire
aprèsle manuscrit inachevé et
Il était deux fois, puisqu'il apporte des éléments de réponses aux deux premiers tomes de ce tryptique qui n'auront plus la même saveur si vous les lisez
après coup.
Celui-ci, beaucoup plus psychologique, n'aurait pu avoir d'autre titre. Pas seulement en raison du tracé singulier des couloirs de la maison d'un écrivain psychotique ou de l
a présence d'un homme à la tête de taureau, ce sont même des détails. Surtout parce que
Labyrinthes propose une plongée dans les méandres du cerveau humain. Parce que sa construction, toute en alternance de points de vue, est aussi parfaite que celle d'un horloger mais très déstabilisante. Enfin parce lorsqu'il est l'heure de conclure,
après s'être bien laissé baladé, le lecteur qui en prend plein les mirettes ... retourne à son point de départ, autrement dit au premier chapitre.
Le dédale n'est pas uniquement vécu par des personnages à l'histoire unique et travaillée d'aussi intéressante et différente façon, il l'est aussi par le lecteur.
Alors oui, finalement on commence à assembler les morceaux et anticiper certaines révélations à venir, mais ça n'intervient que tard et deviner fait partie du jeu.
Si on veut chercher la petite bête, le sujet n'est pas totalement inédit et peut rappeler des oeuvres de
René Manzor,
Michel Bussi ou
Armelle Carbonel. Mais pas comme ça. Pas avec cette structure narrative unique et ce style reconnaissable entre mille. Pas avec cette précision millimétrée.
"Alors, comme je passe derrière tout le monde, je ne puis que m'approprier un grand sujet existant et le manipuler à ma sauce." ( extrait de "
Le plaisir de la peur" )
- Une dernière phrase avant qu'on y aille ?
Comment ne pas terminer avec un palindrome ?
- Oui, j'aimerais conclure en mettant juste un mot en avant : Un kayak.