Âgé de dix-neuf ans, Attila épouse Alma, quitte son emploi de pâtissier pour divers travaux illicites dont le charge son beau-père, Bela. À quarante ans, fatigué de cette vie, il s'en va et passe plusieurs mois dans la Puszta avant de gagner Budapest où il trouvera un emploi dans une usine de foie gras.
Il est attablé à la terrasse d'un café à Budapest lorsque Theodora, riche héritière viennoise de 25 ans, lui demande la permission de s'assoir à ses côtés. Alors que Theodora vit chez lui, Attila se pose beaucoup de questions, le passé historique entre l'Autriche et la Hongrie perturbe sa relation amoureuse pendant quelques temps. À cinquante et un ans, Attila connaît son dernier amour.
Lu dans le cadre du Festival et Prix Horizon 2018 du 2e roman de Marche-en-Famenne (Belgique).
Commenter  J’apprécie         480
Cristallisation de l'amour dans le coeur d'un guerrier blessé.
Il s'appelle Attila, c'est un homme des plaines et des champs de luzerne de la Hongrie. Il a eu une famille et a tout perdu.
Elle est apparue un jour sur la terrasse ensoleillée d'un café de Budapest. Elle, c'est Theodora, une jeune femme issue d'une riche famille viennoise.
Vienne. L'Autriche est pour Attila, la vieille ennemie de son pays. Une vaindict qui remonte aux origines de l'empire austro-hongrois et des deux guerres mondiales qui ont morcelé le territoire hongrois et divisé son peuple.
Sa rencontre avec Theodora le submerge d'émotions mais une petite voix intérieure lui fait livrer un combat entre la tendresse et la colère, le désir et la haine "l'amour rappelle qu'il y a des frontières et qu'on ne les franchit pas impunément". Une déclaration de guerre et d'amour à cette femme autrichienne qui vient à lui si naturellement et avec confiance, et pourtant Theodora le connait à peine " Je savais exactement quatre choses sur toi, la peinture, les poussins, la solitude et la texture de ta peau, c'était très peu, c'était minuscule, mais l'amour est la forme la plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi".
Des choses sont cachées, des choses sont dites, qui sont révélées tantôt par leurs pensées, tantôt par le dialogue dans le texte où les mots résonnent d'une voix slave, chaleureuse et empathique.
Theodora est une jeune femme pleine de vie et d'optimisme mais elle a aussi ses abîmes qui ne sont pas celles de la trahison d'un pays mais celles de son existence, des morceaux d'elle qu'Attila va reconquérir et reconstruire pour l'amour de Theodora et son insurrection à lui.
Commenter  J’apprécie         240
C'est vrai, je ne te connaissais pas, dit Theodora longtemps plus tard, quand ils reparlèrent de cette première nuit. Je ne savais rien de l'amour, mais je connaissais son absence – c'était comme ces jeux d'enfants où chaque creux correspond à une pièce de bois de la même forme Et voilà que je te rencontrais, toi, tu me faisais l'effet du bruit sourd qu'on entend juste à l'instant où lon pouse la porte d'un théâtre au beau milieu d'un concert retentissant. Un rugissement lourd, douloureux, voilà ce que j'ai entendu malgré moi de l'autre côté de la terrasse, un fleuve d'amour grondant qui m'appelait, qui réclamait une baigneuse téméraire. Et je suis venue, attirée par ce bruit que je reconnaissais d'instinct sans l'avoir encore jamais entendu auparavant. Je ne savais rien de toi, quand je suis venue dans ton appartement, j ignorais encore à quel point cet endroit allait me devenir familier, comment ton lit sur lequel je venais de m'asseoir allait devenir aussi mon lit. Parfois, si je me concentre, je peux encore revoir l'appartement comme je l'ai vu ce jour-là – la peinture partout, les petits meubles épars, les pièces obscures dans la nuit, et toi, au milieu de tout ça, un inconnu, un parfait inconnu, un étranger de presque onze ans mon aîné, très silencieux. Même ton visage de ce jour-là, je peux le revoir parfois, ton visage inédit que je regardais à côte de moi sur le lit, sans savoir que j'allais le regarder tous les jours suivants, que j'allais le voir dans toutes les situations, avec de la peinture sur une joue, avec un pansement, avec la fatigue, avec le plaisir. Je ne savais pas qu'un jour je serais capable de reconnaitre tes pas dans l'escalier, ta manière de tousser, ton dos, dans la rue, entre tous, sans une hésitation. J'étais appuyée contre ton corps, et j'ignorais tout de ce qui se trouvait à l'intérieur. Je ne savais pas que quelque chose était en train de commencer. Quand je pense à tout ce que nous savons l'un de l'autre aujourd'hui, je n'arrive pas à croire que nou ayons pu un jour l'ignorer – nous allions devenir très intimes, mais nous ne le savions pas encore, nous étions les mêmes personnes que maintenant, à peu près, mais nous n'en savions rien, et nous nous observions dans la nuit. Quand nous avons fait l'amour, il y avait à peine quelques heures que je t'avais vu pour la première fois, assis à cette terrasse avec tous tes vêtements sur toi, et voilà que déjà nous étions nus ensemble - c'était presque une surprise de découvrir que tu avais un corps sous le tissu, penser que c'était si proche, qu'avant ça au café je t'avais demandé si je pouvais m'asseoir avec toi, j'avais eu recours à la politesse, pour demander une chose aussi minuscule, et après, chez toi, de la même façon j'avais demandé un verre d'eau, et un endroit où poser mon manteau, et à présent nous ne nous demandions plus rien, nous étions déjà dans cette brèche sauvage qu'outre le sexe dans les rapports humains, cette zone de non-droit où tout devient plus rapide, plus exigeant, plus instinctif, et je posais ma bouche sur la tienne alors que quelques heures avant je me serais excusée si je t'avais frôlé par inadvertance. Après, je ne me rappelle plus, je me suis endormie, et le matin, quand je me suis réveillée avant toi, j'ai marché dans ta maison silencieuse, ce n'était plus pareil, j'essayais de faire le lien entre toi et cet endroit, un peu comme les archéologues explorent les grottes pour comprendre comment vivaient ceux qui y habitaient autrefois. Il y avait beaucoup, beaucoup de peinture, partout, j'ai regardé les dessins peints sur les murs, et puis aussi les toiles, petites et grandes, et ça me plaisait, mais je me demandais quel genre de personne pouvait faire ça, il y avait tellement de colère dans ta peinture à l'époque, et après, quand tu m'as dit que tu travaillais à l'usine de poussins, j'ai été encore plus confuse. Sur l'unique étagère de ta cuisine, il y avait un bol, une tasse et une assiette de porcelaine, une théière, deux cuillères, une fourchette, et trois couteaux bien aiguisés. J'ai pensé, très brièvement, que peut-être tu étais un tueur solitaire, mais à ce moment-là tu tes réveillé. Je savais exactement quatre choses sur toi, la peinture, les poussins, la solitude et la texture de ta peau, c'était très peu, c'était minuscule, mais l'amour est la forme la plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi.
Je ne savais rien de l'amour mais je connaissais son absence -c'était comme ces jeux d'enfants où chaque creux correspond à une pièce de bois de la même forme. Et voilà que je te rencontrais, toi, tu me faisais l'effet du bruit sourd qu'on entend juste à l'instant où l'on pousse la porte d'un théâtre au beau milieu d'un concert retentissant. Un rugissement lourd, douloureux, voilà ce que j'ai entendu malgré moi de l'autre côté de la terrasse, un fleuve d'amour grondant qui m'appelait, qui réclamait une baigneuse téméraire.
C'est elle qui a fait ça, et elle seule. Elle est venue, elle m'a conquis, petit à petit, centimètre par centimètre, elle a gravi mes montagnes, traverser mes fleuves, franchi mes ponts, convaincu mes interprètes, plié mes espions, déjoué mes pièges, trompé ma vigilance, et elle a gagné ma guerre. Je savais qu'elle viendrait, au fond, peut-être - j'ignorais simplement l'apparence que prendrait son visage. Elle a bien fait d'arriver sans prévenir, parce que je ne me serais pas déplacé si on m'avait annoncé ça, je ne l'aurais pas cru - que ma moitié venait de là, qu'en apparence elle n'aurait pas un signe commun avec moi, qu'en toutes choses nous différerions, sauf pour ce qui se passe à l'intérieur, dessous, derrière son petit menton sur lequel on a appuyé des violons de force.
(P119)
Certains jours, elle était sidérante d'érotisme, elle était brutale et subtile, ses mains lourdement baguées glissant sans effort autour de son sexe, sa bouche infatigable, son corps semblant s'étendre partout dans le lit comme une nappe de pétrole dans laquelle il peinait à reprendre son souffle — mais d'autres fois elle se laissait aller dans ses bras avec une telle maladresse qu'il la berçait longtemps avant d'oser la pénétrer, et quand il la prenait enfin, incertain, avec infiniment de précautions, elle le fixait sans un mot, la mâchoire serrée, les yeux grands ouverts comme la première nuit, pleins de stupeur, ses paumes appuyées contre ses épaules à lui en un geste étrange, elle le suçait avec des bruits minuscules qui lui faisaient tendre l'oreille à en devenir fou, et finissait par s'endormir roulée en boule, les orteils collés aux siens.
Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d'amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d'un récit - mais nous oublions alors que l'autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que les passions ne sont pas seulement des fables, mais d'abord une succession de guerres gagnées et perdues, de territoires conquis, annexés, puis brûlés, de frontières sans cesse réagencées. En réalité, l'histoire d'un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d'État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries, les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines, les exécutions exemplaires, l'optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises, les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et cherchent à entrer en contact jusqu'à se fondre, cela commence toujours comme commence une guerre - par la considération des forces en présence.
Ce livre est l'histoire d'un amour - la plus petite de toutes les histoires-l'histoire du dernier amour d'Attila Kiss. Parce que c'est une chose de déposer les arnmes, dans un mouvement de tapage et de dévotion, mais c'en est une autre que d'accepter à partir de cet instant de se vivre comme perpétuellement désarmé.
Payot - Marque Page - Julia Kerninon - Des murmures