« Pourtant, quelque chose en nous est indomptable et se rebelle, et même si cela contrarie notre raison, nous nous précipitons dans l'inconnu, le dangereux, le mortel. le bon sens nous dicte d'arrêter, mais c'est impossible : l'adrénaline nous fouette intérieurement. Peu importe que nous risquions de tout perdre, peu importe que nous mettions en péril notre vie et celle de nos êtres chers, peu importe que nous frôlions la mort, nous fonçons. »
Comme Marina Longines, héroïne tragique en proie au doute, à la peur et à une culpabilité mortifère, mais plus que tout aiguillonnée par l'amour fou qu'elle voue à José Cuauhtémoc, prisonnier condamné à une lourde peine, nous fonçons. Comme elle et malgré nous, et bien que notre raison nous intime le contraire, nous nous précipitons vers l'inconnu, le dangereux, le mortel. Fouettés par l'adrénaline qui sourd de ces pages bourrées de phéromones, fascinés par le feu qui crépite dans chacun des mots de chacune des phrases de ce livre incandescent, nous fonçons. Impossible de s'arrêter, encore moins de renoncer. Les yeux nous brûlent, notre coeur bat plus vite, nos entrailles palpitent, la vie pulse, sauvage et rude, authentique.
« Ce qu'il y a de plus vivant est en même temps ce qu'il y a de plus sauvage », affirmait Thoreau.
C'est aussi, sans aucun doute, l'intime conviction de l'auteur mexicain Guillermo Arriaga. Sauvage est son livre empli de testostérone, de sang, d'humeurs et de sexe, de désir et de rage. Sauvage est son personnage principal José Cuauhtémoc, un enfant de la rue très tôt confronté à l'extrême violence, victime d'un système injuste, raciste et inégalitaire mais assumant pleinement ses actes, même les plus atroces, comme brûler vif son propre père. Un personnage fascinant, aussi effrayant qu'attirant, maniant le verbe non pas en virtuose accompli mais en garçon déchaîné épris de liberté :
« Vous, la douleur vous anéantit quand vous perdez l'un des vôtres. Vous vous chiez dessus rien qu'à entendre le mot « mort ». Pas nous. Nous sommes libres. Sans peur. Pleins de rage. Libres. »
Avec son physique de viking aztèque, son regard de félin indomptable, « un de ces regards capables de traverser les crânes, les neurones, les secrets, les résistances » et sa plume torrentielle, le détenu envoûte et subjugue la belle Marina, chorégraphe venue présenter bénévolement sa dernière création à la maison d'arrêt Oriente. L'amour le plus improbable naît entre ces deux êtres aux trajectoires antagonistes qui jamais, n'auraient dû se croiser : un amour subversif qui dépasse les clivages sociaux les plus solidement ancrés, bouscule les préjugés les plus tenaces et défie la raison, un amour idéal et romantique, radical et libre s'incarnant dans une sexualité explosive et animale.
De cet amour intense éclos dans un lieu impossible, la prison, de cet amour privé d'avenir, menacé de toutes parts avec pour toile de fond la corruption, la guerre des drogues, le ressentiment et la haine, naît une histoire magnifique servie par une plume avançant à grandes foulées, comme obéissant à une urgence vitale. Une plume caméléon qui, épousant les situations et les personnages qu'elle incarne, use d'une palette extrêmement variée. Incroyablement inventive et truculente quand elle met en scène le « bizness », les cartels et toute la gamme des « narcos » avec leurs surnoms éloquents (« Durite », « Vermicelle », « Viandard », « Terminator », « Menotte », « Rolex »…); féroce et abrupte, allant à l'essentiel lorsqu'elle couche sur le papier les mots des détenus expectorant leur désespoir, leur haine et leur peine; introspective et comminatoire quand elle s'adresse au père mort, assassiné par un frère enragé voulant les venger d'une enfance marquée par la pauvreté et la maltraitance; attentive, enfin, hésitante et puissante, et tellement juste lorsqu'elle entre dans la tête de José Cuauhtémoc et surtout et avant tout, dans celle de Marina, le personnage véritablement au centre du livre, celui qui en est le coeur palpitant.
Leurs voix alternées qui se succèdent en léger différé, qui se répondent et s'enlacent dans une danse hypnotique sont l'une des grandes forces du livre. Car si elles font avancer le récit dans une construction habilement menée, elles témoignent avant tout du cheminement intérieur des deux amants, de leur cheminement l'un vers l'autre avec, pour Marina qui a tout à perdre contrairement à José Cuauhtémoc qui a déjà tout perdu, les doutes, les peurs, la culpabilité et la conviction partagée que la vie l'un sans l'autre est inconcevable, que leur histoire est inébranlable :
Lui : « Quand tu reviendras en prison, regarde autour de toi. Observe les murs, les tours, les barbelés. Tu verras qu'il n'y a pas d'issue. Mets-le-toi dans le crâne, je n'ai aucun endroit où aller à part toi. »
Elle : « Chaque vibration, chaque fibre de plaisir, chaque recoin exploré par la bouche, la langue, les doigts de José Cuauhtémoc m'amenait au noyau même de la vie, de MA vie. »
Qu'y a-t-il au bout du chemin? La mort? La folie? Ou bien la plus belle des rencontres? La rencontre avec soi, avec son Moi authentique qui, enfoui sous les couches de conditionnements sédimentées depuis l'enfance, palpite, authentique et libre? Et si la seule, la vraie liberté, c'était ça : se jeter dans le brasier?
« Car le secret d'un homme, ce n'est pas son complexe d'Oedipe ou d'infériorité, c'est la limite même de sa liberté, c'est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. »
Jean-Paul Sartre
Il me reste à remercier, ô combien, Chrystele dont le fabuleux billet m'a réveillée. Je me suis souvenue que j'avais Sauver le feu qui mijotait quelque part, un peu oublié. Le fidèle complice de mes lectures, Bernard (@Berni_29) a accepté d'en être. Qu'il en soit remercié une fois encore.
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