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Citation de Partemps


 Revue
COLLECTIF
PIERRE DULIEU, ALEXANDRE GAMBLER, LUC GUÉGAN,
JEAN-HUGUES LARCHÉ, SANDRICK LE MAGUER,
STÉPHANE MARIE, MÉTIE NAVAJO


Wu wei. Que veulent dire les mots frei, free ? Libre et gratuit. En ancien
anglais, freo : aimer. À l’origine, il y a un même mot dans l’indo-européen
primitif, prijas : aimé, chéri. La Boétie le sait, qui oppose l’amitié à la
servitude : le tyran n’a pas d’amis, il n’a que des complices. À l’inverse, la
liberté émerge d’un chérir pour qui n’est cher que ce qui n’a pas de prix, qui
échappe au calcul sur le prix. En slave, priatel – issu de la même racine – veut
dire l’ami. Et le mot slave lui-même désigne dans les langues slaves : l’homme
libre. Le renversement qui fait de ce mot le sclavus – l’esclave – du latin tardif
est révélateur des guerres qui se livrent au sein du langage. « Tu te dis libre,
n’est-ce pas ? Eh bien, désormais tu seras esclave, sous le nom même qui te
sert à te dire libre. » Une guerre sur le langage, une guerre sur la liberté, et
comme le prédisait Rimbaud : leurs « exterminations conséquentes ».
« Arbeit macht frei », en somme.
Un esclave n’est pas un serf. Te faire traiter d’esclave est, en un sens, très
bon signe. Il semble que tu aies posé un problème avant qu’on t’encercle. Il
s’agit d’en poser à nouveau.
« Freiheit, das heißt sein lassen » dit encore Heidegger. « Liberté, cela veut
dire : laisser être. » Ce laisser-être suppose une bienveillance chérissante. Un
passage de la Lettre sur l’humanisme éclaire cette connivence essentielle du
libre et de l’aimé
: « La pensée est – cela signifie : l’Être a, selon sa
destination, chaque fois pris charge de son aître. Prendre charge d’une
“chose” ou d’une “personne” dans leur aître, c’est les aimer, les chérir
(mögen). » Ainsi, le mögen allemand convoque simultanément la libre
ouverture du possible (möglich) et la faveur (mögen : aimer, chérir) – autrement
dit, ce qui favorise en laissant venir à l’être.
« L’amor che muove il sole e l’altre stelle ». La servitude est toujours volontaire.
On n’en a pas fini avec le scandale de cette vérité toute simple. Dans le
présent perpétuel de la Métaphysique achevée, la méditation de Heidegger
laisse apparaître le pléonasme qui gît dans l’expression de La Boétie,
« servitude volontaire » : la volonté est servitude. À commencer par la soi disant volonté de « libération ». Qu’un individu – ou un système désormais –
se pose en régisseur de la chose publique, on ne s’y opposera plus, on le
laissera faire, on le soutiendra même. Quoi de plus commode en effet que
de dénoncer en lui la cause de tous les maux dont on souffre, de se lamenter
au spectacle constant de sa liberté perdue… tout en conservant en place
quelqu’un ou plutôt quelque chose qui prend les mauvaises décisions à la
place de tout le monde ? Debord, au début d’In girum : « On justifie toujours
les affronts dont on ne se venge pas ». Mais la dénonciation haineuse et
lamentable de sa propre servitude, en se posant encore comme une volonté
de reconquête de la puissance, n’est qu’une éternelle reproduction du Même.
Kafka : « La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour
devenir maître et ne sait pas que ce n’est là qu’un phantasme produit par un

2 Le hasard, qui n’existe pas, faisant bien les choses, le séminaire de Gérard Guest, quelques
heures après l’entretien qui donne naissance au présent texte, lisait en profondeur ce passage,
explicitant le sens du mot mögen (Gérard Guest, séminaire du 6 juin 2009, Reid Hall).
LANTHANONTES 7
nouveau nœud dans la lanière du maître. » Karl Marx avait déjà prévenu :
« Ce qui distingue principalement l’ère nouvelle de l’ère ancienne, c’est que
le fouet commence à se croire génial. » Et s’il en est encore pour s’écrier
« Non serviam », en croyant voir dans l’interjection de l’ange rebelle les
prémices d’une rébellion libératrice, qu’ils méditent le destin de Lucifer qui,
en refusant de servir le Dieu-Amour, renie de fait l’inépuisable tourbillon de
désir incandescent que constitue ce que l’on pourrait appeler, avec un peu de
suite dans les idées, le Paradis. Le refus absolu, par le diable, de la légèreté du
chérir, l’alourdit soudain pour le précipiter hors des cieux, et le plonge dans
le glacial Enfer. Là encore, inversant les perspectives, Joyce montre la voie,
lorsque dans la scène du bordel d’Ulysses, Stephen renvoie aux enfers le
spectre de sa mère au cri du non serviam luciférien. Invaginant le dia-bolique
(le séparateur), et se souvenant de Siegfried3
détruisant l’enclume de Mime le
bien nommé, il brise avec sa canne « Nothung ! » – son épée du Rien – le
lustre du « porteur de lumière », signifiant dans l’efficience même du symbolique leur crépuscule aux dieux du mâchage de cadavres. Refus de
s’immoler à l’Idole, refus de l’invitation à la décomposition amalgamée,
famille et société, refus d’adhérer au vieux paganisme matriarcal et au
monde du crime naturel. La pétrification religieuse ne disant pas son nom
(contrôle et androgynie primordiale) est un déguisement du Diable luimême. Non serviam, donc… réponse du berger… Bloomerang !
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