Pour ne parler que de l'Australie, qu'aurait fait cette immense terre de colonisation récente sans l'aide des chevaux? Pour l'agriculture, le travail du bétail, l'extraction et l'exploitation des mines d'or et de charbon, les transports, la gestion des forêts, la construction, la poste?
Semaine après semaine, mois après mois, avec Roxanne, Cooper et River, nous en sommes arrivés à former une famille. La confiance entre nous est réciproque. Une compréhension mutuelle instinctive nous permet de faire face aux défis et embûches rencontrés jusqu'à présent sur le Trail. Ensemble, nous avons un code et un cérémonial. Je leur parle en permanence au long de la journée; je leur caresse délicatement les yeux pour chasser les mouches; je leur témoigne mon affection et ma gratitude. Oui, un cheval sourit, lèche, embrasse, hume. "Il m'obéissait comme à son cerveau et non comme à un maître", fait dire Marguerite Yourcenar à l'empereur Hadrien à propos de son cheval Borysthène, dans les Mémoires d'Hadrien. Je suis exigeante parce que le Trail l'est. Ils sont trois et je suis seule; je ne les laisse pas me marcher dessus. Jamais ils ne doivent prendre le pas sur moi! Le voyage est déjà assez difficile; je ne les tape pas, je n'use jamais de violence envers eux, mais ils doivent respecter le règlement instauré. Des trois, Roxanne, la seule femelle, va tester ces règles. Une ou deux fois elle est partie, et je n'ai pas essayé de la courser: je sais qu'elle ne veut pas rester isolée de ses deux congénères. Parfois le soir, River et Roxanne aiment bien venir près du feu pour se chauffer le ventre. Quand ils broutent, ils ne se quittent jamais. S'ils s'éloignent, je les suis comme un berger surverille son troupeau. Je leur emboîte le pas avec un guide sur les oiseaux, un peu d'eau et des cacahuètes. Je m'arrange pour qu'ils mangent librement ce qu'ils apprécient. Quand l'herbe est abondante, une fois rassasiés, ils viennent se reposer près de moi. Un sentiment d'appartenance nous unit. Quand ma tente et mon matériel sont à l'intérieur de leur enclos, jamais ils ne bousculent quoi que ce soit. Je fais juste attention à Roxanne, la gourmande, qui fouine et déniche la moindre nourriture. Quand je les laisse brouter entravés, avant de monter l'enclos, je pousse à chaque fois mon cri de ralliement et ils reviennent tous seuls au campement. Je leur donne toujours une récompense, du coprah, du muesli ou une autre friandise.
J'ai signé cette traversée de l'Australie de bas en haut, du sud au nord, avec mon sang.
Défenseur acharné des brumbies des Snowy Mountains, où autrefois on ne pouvait rien faire sans l'aide des chevaux, le bushman et ancien parlementaire souligne le "lien profond unissant le pays, ses habitants et les chevaux que nous protégeons. Ils symbolisent la liberté et sont une part de l'identité culturelle du pays." Et d'ajouter: "On ne peut pas se contenter de dire qu'ils sont un fléau, l'histoire et la mythologie sont aussi importantes." Aux dernières nouvelles, Peter Crochran semble avoir été entendu. En mai 2018, le gouvernement australien a préparé un décret, le "Brumby Bill" qui conférerait à ces chevaux de montagnes un statut de valeur patrimoniale. "Revenons sur notre lutte pour la liberté. Retracez-la jusqu'à sa source, et vous verrez que le chemin de l'homme vers la gloire est jonché d'os de cheval": citation d'un auteur inconnu mais pertinent!
Je me lève, debout sur les roches de grès recouvertes de lichen jaune et bleu vert, et, les bras en l'air, je pousse un cri de libération _ Ahouuuuuuuuuuh _, le cri du loup ou du chien sauvage errant dans le désert. J'ai le sentiment d'être sur le sommet du monde. Mon hurlement viscéral résonne comme si la nature acquiesçait. Le soleil à peine levé trace un filet mordoré sur ce point de vue phénoménal en face de nous. Le contraste entre le vert olive des arbres et l'harmonie de bleu et de violet dans le fond du canyon est saisissant. Avec ce cri de vie que je lance chaque matin en me levant, je signe mon appartenance à cette nature. J'exulte. Dans cette position en surplomb du canyon, les bras levé, je voudrais être un oiseau, m'envoler avec les aigles.