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Citation de Ziliz


[ 1979 ]
Le vacarme ne gêne pas Monique Bresson, au contraire. Elle a l'impression qu'il y a un peu de vie dans l'appartement, au moins. Parce que dès que son mari franchit la porte d'entrée, le silence quasi absolu doit régner. Après huit heures dans le bruit assourdissant des pompes, des fours, des réacteurs et autres engins de la raffinerie, après huit heures dans l'odeur entêtante du pétrole qui s'immisce dans le moindre de ses pores, Lucien ne supporte plus le moindre son, le moindre mot plus haut que l'autre, le moindre craquement. Les enfants doivent chuchoter la plupart du temps, murmurer lorsque leur père est dans un bon jour. Interdiction de rire ou de pleurer, interdiction de jouer aux billes ou alors en évitant à tout prix le moindre claquement contre les plinthes, sous peine de devoir affronter le regard noir du père, ses sourcils froncés, un accent grave et un accent aigu, comme le décrit Edouard.
Le garçon vient de fêter ses dix ans, et s'il devait parler de son papa, il dirait que c'est un homme en permanence en colère. Qui râle à longueur de journée, qui aboie sur sa famille et sur le reste du monde sans relâche. Parce que les 4 x 8, ça l'use comme ça use des centaines d'autres ouvriers ; les repas décalés, les insomnies, les coups de pompe, l'irritabilité, l'impression parfois d'être un robot qui devrait pouvoir se mettre en marche ou en sommeil dès qu'on le lui demande. Parce qu'en plus du reste, Lucien est représentant syndical au sein de la raffinerie, et qu'il ne sait plus s'exprimer autrement que de manière vindicative, agressive, comme si la terre entière s'acharnait contre lui, comme si tout, tout le temps, était un combat. Lucien, il trime, il mange, il dort, et il enrage. Pour tout, pour rien. C'est ça, sa vie, mais Edouard [son fils] est persuadé que ce n'est pas ça, LA vie. Qu'il y a forcément autre chose, sinon à quoi bon ? Une vie où l'on peut supporter le bruit, les éclats de rire, les chatouilles à n'en plus finir, les verres qui échappent des mains pour s'écraser sur le carrelage à damiers blancs et turquoise, les fenêtres qui claquent à cause des courants d'air venus laver l'odeur infecte de tabac froid, le vent frais qui s'engouffre dans l'appartement et qui fait s'envoler le courrier oublié sur la table de la cuisine, la musique qui sort du mange-disque et la voix d'Eddy Mitchell qui envahit ces murs un peu trop étroits pour eux quatre. Cette vie-là existe forcément, ailleurs.
(p. 23-24)
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