AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Ahoi242


Classés parmi les aliénés, traités par les aliénistes, les crétins n’ont pourtant pas intéressé Michel Foucault. Ni dans Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (1961), ni dans le cours de l’année 1974-1975 au Collège de France « Les anormaux », le philosophe n’évoque le crétinisme. Il étudie grâce aux archives de multiples cas de « folie » et d’« anormalité », arriérés, onanistes, hermaphrodites, nécrophages, enfants idiots, « incorrigibles », monstres divers, mais jamais de crétins des Alpes proprement dits. Pourtant, ils occupent une place non négligeable dans le discours médical au XIXe siècle et un certain nombre d’individus, quelques milliers en France, quelques centaines à Paris, sont arrachés de leurs montagnes pour être placés en asiles, instituts, écoles spécialisées, souvent aux côtés d’autres formes d’aliénés. Mais il est vrai qu’ils laissaient peu de traces dans les archives judiciaires, celles qui intéressaient Foucault au premier chef, car ils ne sont ni violents ni impliqués dans des affaires de mœurs. Un crétin vit généralement dans son coin, dans un état souvent végétatif, dépourvu d’agressivité, peu porté, contrairement aux images que la fiction a reconstruites de lui, sur les obsessions sexuelles. Chez les anormaux foucaldiens, le crétin demeure le grand absent.

On ne peut que le déplorer, et ce, pour trois raisons principales. D’abord, car le crétin a posé exemplairement, en la mettant en débat, la question du « grand renfermement des corps », celle qui hante le travail de Foucault lorsqu’il se demande comment, au début des sociétés industrielles, s’est mis en place un appareil médical et punitif qui élabora le dispositif de tri entre les normaux et les anormaux. Faut-il en effet enfermer les crétins  ? Non, si on les considère comme incurables, irrécupérables, « incorrigibles », disait-on à l’époque. Dès lors, beaucoup sont laissés dans leur famille, au sein des montagnes. Ce sont les idiots du village alpin, et chaque village veut ses idiots, telle une sorte de mascotte sacrée, préservant du mauvais œil en tant qu’« innocents » parlant aux étoiles et à la Providence divine. Nombreux sont ceux qui, même parmi les médecins, dénoncent l’internement des crétins, puisqu’ils seraient un ornement paradoxal de la montagne, une part certes « horriblement grotesque » mais indispensable à l’Alpe, le pendant dégénéré ou bigot de sa beauté, son versant sombre ou superstitieux.

Mais d’autres répondent par l’affirmative à la question de leur enfermement. Pour des raisons d’hygiène, de consanguinité, certains souhaitent couper les crétins de leur milieu insalubre ou séparer les couples, voire les frères des sœurs ou les enfants des parents. Mais aussi, et surtout, au nom d’une mission pédagogique  : les aliénistes, qui étaient souvent des pédagogues, se sont ainsi passionnés pour l’éducation – possible, impossible  ? – des crétins.

Considérés par les plus « modernes » des scientifiques comme des arriérés, ils paraissaient susceptibles d’être éduqués a   minima. L’hospice de la Salpêtrière de Paris reçoit des crétines à partir de 1831. Suivant les préceptes d’Édouard Séguin, « l’instituteur des idiots », ouvrent plusieurs autres établissements éducatifs pour les crétins, souvent mêlés aux arriérés  : l’Institut orthophrénique d’Issy-les-Moulineaux, le quartier des enfants idiots à Bicêtre, la Ferme de Perray-Vaucluse, près de Sainte-Geneviève-des-Bois, l’Hospice des incurables du faubourg Saint-Martin, et, sur place, l’asile de Bassens près de Chambéry. Mais l’hospice de crétins le plus célèbre est l’institution du docteur Johann Jakob Guggenbühl, qu’il fonde à Interlaken, en Suisse, en 1841. Le Centre de soins pour enfants crétins et imbéciles, dit Abendberg, est une des premières institutions à envisager une prise en charge médicale, pédagogique et thérapeutique du crétinisme. L’asile de Guggenbühl connaît d’ailleurs une certaine notoriété en Europe, quand rois, princesses, médecins et écrivains viennent le visiter. Ainsi rencontre-t-on à propos du crétin cette aporie proprement foucaldienne : si ses pathologies, repérées, étudiées, soignées, rendent nécessaire son enfermement, ce dernier le place dans un rapport coupable, et culpabilisé, à la norme, tant biologique que sociale. L’internement protège le crétin, le livre à l’état de cobaye d’expériences, tout en l’exposant à des formes de séparation, de ségrégation, de stigmatisation.

Le crétin est foucaldien pour une deuxième raison : il est une grande victime des «  mécanismes de pouvoir qui, à travers la médecine et l’enfermement psychiatrique, ont investi les corps, les gestes, les comportements », ce que le philosophe propose justement d’étudier en se faisant archéologue des sciences humaines. Victime dans sa chair et son existence même. Le sacrifice des crétins est un scandale silencieux du XIXe   siècle. D’une part, ils sont les cobayes de toutes sortes d’expériences, soit pédagogiques, soit chirurgicales – l’ablation du goitre –, parfois stimulantes pour l’étude de l’apprentissage ou enrichissantes pour la recherche médicale, mais souvent naïves, cruelles et généralement inutiles, du moins pour eux. D’autre part, l’échec thérapeutique de l’enfermement des crétins souligne qu’une autre politique sanitaire eût été nécessaire à l’éradication du crétinisme. Or, cette politique prophylactique a tardé, alors pourtant que l’ensemble des connaissances scientifiques et des protocoles de traitement s’est mis en place dans le premier tiers du XIXe   siècle pour pouvoir guérir le crétinisme. Ainsi, au moins trois générations de crétins ont été laissées dans leur état pendant plus d’un demi-siècle par les éducateurs, les médecins et les responsables de l’hygiène publique, soit environ cinquante mille hommes, femmes et enfants qui, des années 1830 au début du XXe siècle, ont grandi débiles et difformes alors qu’une bonne part d’entre eux aurait pu être préservée de ces handicaps. L’histoire du crétinisme et de son éradication est celle d’un retard, non pas seulement le « retard » de quelques milliers d’arriérés à travers les Alpes, mais plus encore celui d’une recherche médicale qui, par ses hésitations, ses disputes, ses certitudes aveugles et ses susceptibilités mal placées, a sacrifié à sa prudence et à ses dissensions, voire à ses audaces (pédagogiques et chirurgicales notamment), plusieurs générations de crétins.

Enfin, le crétin donne une dernière leçon à Foucault, une leçon que le maître aurait pu professer lui-même au Collège de France. L’idiot des montagnes permet en effet d’aller jusqu’au terme de l’« inversion » foucaldienne, de sa poignante poétique du retournement solidaire, de cette empathie absolue qu’il parvient à construire et à formuler à l’égard des « anormaux », victimes du système d’assignation à l’anormalité et de l’enfermement asilaire. Foucault ausculte le grand effort de mise en discipline et de normalisation poursuivi par le XIXe siècle, mais il parvient aussi, et surtout, à rendre la parole à ceux qui en étaient largement dépourvus. Les crétins « font mieux », même s’ils ne savent ni parler ni écrire, et permettent d’aller radicalement plus loin  : non seulement ils trouvent peu à peu un verbe et des images, poétiques et politiques, qui, en littérature, au cinéma, en musique, les incarnent, mais ils deviennent l’emblème assumé et brandi d’une forme d’authenticité alpine. La solidarité se mue en fierté crétine. Voilà sans doute la meilleure manière de conjurer ce que Foucault redoutait dès l’écriture de son Histoire de la folie : «  À notre époque, l’expérience de la folie se fait dans le calme d’un savoir qui, de la trop connaître, l’oublie. » Face cette « histoire qui s’immobilise », le destin du crétin, grande victime et grande fierté, fait figure de relance dynamique.

Car, ironie et paradoxe de l’histoire – qui la mettent en mouvement –, les crétins des Alpes n’ont pas disparu. Au moment même où le crétinisme semble enfin avoir été éradiqué des Alpes, ils passent dans l’imaginaire via la fiction et la représentation. De Balzac à Hergé, des ambitions régénératrices du médecin de campagne aux jurons du capitaine Haddock – « Crétin des Alpes », lance-t-il au professeur Tournesol à partir du Trésor de Rackham le Rouge, douzième album des aventures de Tintin –, la résurgence du crétinisme sous la forme de son personnage dans la fiction révèle la façon dont travaille l’imaginaire d’une époque. Le crétin traverse le temps et s’échappe des montagnes, frayant son chemin vers tous les genres littéraires, du récit de voyage au roman, du poème à l’art dramatique, du pamphlet politique aux bulles de la bande dessinée, et s’installe dans tous les registres, du tragique au comique, du mélodramatique au pathétique, de l’ironie à la prophétie. Ces résurgences en font un être quasi mythique qui cristallise les revendications de l’authenticité alpine. Une « fierté crétine » naît, dont les manifestations, souvent burlesques et idiotes, passent par la littérature (de Flaubert au poète valaisan Maurice Chappaz), l’imagerie des Jurassiens Plonk  & Replonk, le cinéma chez Fredi Murer ou Luc Moullet, « artistes alpins », le rock montagnard dans le cas du groupe haut-provençal Laids Crétins des Alpes. Personnage primitif et poétique, marginal et irrécupérable, le crétin dit naturellement ses vérités au monde moderne, celui de la vitesse, du tourisme, d’un aménagement qui, souvent, détruit la montagne. Il est aussi une manière de contrer la standardisation des apparences, des idées et des normes sociales, par la revendication, même provocatrice, d’une autre culture, d’une forme crétine d’utopie éternellement adolescente, voire potache. Cette faculté à résister par l’idiotie et cette inadaptation fondamentale au « progrès » sont les voies de la résurgence « moderne » et pamphlétaire du crétinisme, non comme pathologie réelle mais comme discours de rupture.

Introduction. Un idiot sur les bords, ou comment je suis de
Commenter  J’apprécie          71





Ont apprécié cette citation (5)voir plus




{* *}