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Citation de Lamifranz


Chapitre 79

Vint celui-là qui contredit mon père :
« Le bonheur des hommes… » disait-il.
Mon père lui coupa la parole :
« Ne prononce point ce mot chez moi. Je goûte les mots qui portent en eux leur poids d’entrailles, mais rejette les écorces vives.
- Cependant, lui dit l’autre, si toi, chef d’un empire, tu ne te préoccupes point le premier du bonheur des hommes…
- Je ne me préoccupe point, répondit mon père, de courir après le vent pour en faire des provisions, car, si je le tiens immobile, le vent n’est plus.
- Moi, dit l’autre, si j’étais le chef d’un empire, je souhaiterais que les hommes fussent heureux…
- Ah ! dit mon père, ici je t’entends mieux. Ce mot-là n’est point creux. J’ai connu, en effet, des hommes malheureux et des hommes heureux. J’ai connu aussi des hommes gras ou maigres, malades ou sains, vivants ou morts, Et moi aussi je souhaite que les hommes soient heureux, de même que je les souhaite vivants plutôt que morts. Encore qu’il faut bien que les générations s’en aillent.
- Nous sommes donc d’accord, s’écria l’autre.
- Non », dit mon père.
Il songea, puis :
« Car quand tu parles du bonheur, ou bien tu parles d’un état de l’homme qui est d’être heureux comme d’être sain, et je n’ai point d’action sur cette ferveur des sens, ou bien tu parles d’un objet insaisissable que je puis souhaiter de conquérir. Et où donc est-il ?
« Tel homme est heureux dans la paix, tel autre est heureux dans la guerre, tel souhaite la solitude où il s’exalte, tel autre a besoin pour s’en exalter des cohues de fête, tel demande ses joies aux méditations de la science, laquelle est réponse aux questions posées, l’autre, sa joie, la trouve en Dieu en qui nulle question n’a plus de sens.
« Si je voulais paraphraser le bonheur je te dirais peut-être qu’il est pour le forgeron de forger, pour le marin de naviguer, pour le riche de s’enrichir, et ainsi je n’aurais rien dit qui t’apprît quelque chose. Et d’ailleurs le bonheur parfois serait pour le riche de naviguer, pour le forgeron de s’enrichir et pour le marin de ne rien faire. Ainsi t’échappe ce fantôme sans entrailles que vainement tu prétendais saisir.
« Si tu veux comprendre le mot, il faut l’entendre comme récompense et non comme but, car alors il n’a point de signification. Pareillement, je sais qu’une chose est belle, mais je refuse la beauté comme un but. As-tu entendu le sculpteur te dire : « De cette pierre je dégagerai la beauté » ? Ceux-là se dupent de lyrisme creux qui sont sculpteurs de pacotille. L’autre, le véritable, tu l’entendras te dire : « Je cherche à tirer de la pierre quelque chose qui ressemble à ce qui pèse en moi. Je ne sais point le délivrer autrement qu’en taillant. » Et, que le visage devenu soit lourd et vieux, ou qu’il montre un masque difforme, ou qu’il soit jeunesse endormie, si le sculpteur est grand tu diras de même que l’œuvre est belle. Car la beauté non plus n’est point un but mais une récompense.
« Et lorsque je t’ai dit plus haut que le bonheur serait pour le riche de s’enrichir, je t’ai menti. Car s’il s’agit du feu de joie qui couronnera quelque conquête, ce seront ses efforts et sa peine qui se trouveront récompensés. Et si la vie qui s’étale devant lui apparaît pour un instant comme enivrante, c’est au titre où t’emplit de joie le paysage entrevu du haut des montagnes quand il est construction de tes efforts.
« Et si je te dis que le bonheur pour le voleur est de faire le guet sous les étoiles, c’est qu’il est en lui une part à sauver et récompense de cette part. Car il a accepté le froid, l’insécurité et la solitude. L’or qu’il convoite, je te l’ai dit, il le convoite comme une mue soudaine en archange, car, lourd et vulnérable, il s’imagine qu’est allégé d’ailes invisibles celui qui s’en va, dans la ville épaisse, l’or serré contre le cœur.
« Dans le silence de mon amour je me suis beaucoup attardé à observer ceux de mon peuple qui paraissaient heureux. Et j’ai toujours conçu que le bonheur leur venait, comme la beauté à la statue, pour n’avoir point été cherché.
« Et il m’est toujours apparu qu’il était signe de leur perfection et de la qualité de leur cœur. Et à celle-là seule qui peut te dire : « Je me sens tellement heureuse », ouvre ta maison pour la vie, car le bonheur qui lui vient au visage est signe de sa qualité puisqu’il est d’un cœur récompensé.
« Ne me demande donc point à moi, chef d’un empire, de conquérir le bonheur pour mon peuple. Ne me demande point à moi, sculpteur, de courir après la beauté : je m’assiérai ne sachant où courir. La beauté devient ainsi le bonheur. Demande-moi seulement de leur bâtir une âme où un tel feu puisse brûler. »
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