AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de GeorgesSmiley


Tous les lundis, le père directeur prend son temps. Il ouvre son dossier noir, où se trouvent les fiches de chacun de nous, et chacun sursaute, craignant que sur la page à laquelle le père directeur l'a ouvert n'apparaissent sa photo et son nom, le quadrillage où il inscrit, d'une écriture minuscule, les notes de chacun de nos exercices, avec la même minutie que mettrait son Dieu courroucé et omniscient à noter dans sa mémoire immense les plus infimes péchés de chaque membre de l'humanité fourmillante et pécheresse. Le père directeur, le menton dans la main gauche et le coude sur la table, a le cahier ouvert devant lui mais il ne le regarde pas, il ne semble pas s'apercevoir de sa présence... Pendant les premières minutes il n'y a pas d'autre bruit dans la salle. Le père directeur sourit ... et nous savons tous que la trêve se termine, l'attente maintenant tendue jusqu'à la limite. Les deux coudes sur la table, ses longues mains jointes devant sa bouche et composant l'axe de symétrie de sa figure haute et droite, le père directeur annonce en souriant :
" Aujourd'hui, nous allons couper des têtes.
Il y a un murmure de soulagement et un autre de peur renaissante : couper des têtes, dans le langage punitif du père directeur, signifie qu'il n'appellera sur l'estrade que les élèves dont les noms seront en haut de chacune des pages de son cahier. Mais personne ne doit avoir confiance parce qu'il se peut qu'au milieu du cours le père directeur fasse une grimace de lassitude, son pâle visage traversé d'un sourire sec comme un rictus :
_ Les têtes sont tellement creuses que je me lasse de les couper. Maintenant, jusqu'à la fin du cours, nous allons couper des pieds.
Et ceux qui voyaient approcher le châtiment certain avec la fatalité d'une sentence, parce que leurs noms étaient en tête des pages suivantes, s'évanouissent presque de bonheur, quant à ceux qui se sont crus épargnés, ils se voient projetés dans l'imminence de l'échafaud, l'estrade sur laquelle ils devront monter quand résonnera leur nom, et le tableau noir couvert de chiffres et de formules qu'ils effaceront avec la résignation de celui qui a déjà tout perdu et qui n'attend plus que le sarcasme, la gifle, les phalanges serrées heurtant sa nuque, les doigts froids qui lui tordront l'oreille au point qu'elle leur semblera sur le point d'être arrachée.
Personne n'est à l'abri, pas même celui qui n'a pas été appelé au tableau, qui penche la tête sur son cahier et griffonne un exercice, ou qui simplement reste immobile, désirant rétrécir au point d'atteindre à l'invisibilité, comme un coquillage qui serre ses valves, comme un insecte qui a l'illusion que son mimétisme le met à l'abri du pied qui va l'écraser.
Tous les lundis matin, à neuf heures, au lugubre démarrage de la semaine, après que l'après-midi du dimanche s'est noyé dans la tristesse à mesure que tombait la nuit, après le sommeil et le réveil pénitentiaire, après le trajet jusqu'à l'autre bout de la ville, jusqu'au terrain vague où se dresse le collège, le cours de mathématiques est une laborieuse initiation à la peur, à une variété profonde et aiguë de peur qui est l'une des nouveautés dans ma vie.
Commenter  J’apprécie          50





Ont apprécié cette citation (5)voir plus




{* *}