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Citation de Pirouette0001


Je le vois sortir de chez lui un soir, après avoir déchargé les légumes au marché, sûr enfin de sa virilité, peut-être rasé de frais, s'arrêtant à l'angle de la place del Altozano pour allumer une cigarette, moins nerveux que résolu, se dirigeant vers la rue du Puits, les mains dans les poches de son pantalon, la cigarette au coin des lèvres, avec cette façon lente de marcher qu'ont les hommes de la campagne, les jambes légèrement arquées, descendant vers la place San Lorenzo, non pour parler à ma mère ni pour frapper à la porte de sa maison, où il n'entrera que dans deux ou trois ans, mais seulement pour lui faire savoir, à elle, aux siens et aux vigilantes voisines, qu'il l'a choisie et qu'il reviendra tous les soirs jusqu'à ce qu'elle réponde à une de ses lettres, jusqu'à ce qu'elle consente à échanger quelques mots avec lui quand ils se rencontreront un dimanche dans la rue Neuve ou dans le cloître de l'église Santa María, à la sortie de la messe, sans le regarder dans les yeux, naturellement, sans lui répondre au début, essayant de ne pas rougir, feignant de ne pas l'avoir vu : il emprunte tous les soirs le même chemin et elle guette ses pas, éteint la lampe de sa chambre pour qu'il ne voie pas sa silhouette immobile derrière les rideaux, mais tous deux savent qu'ils ont accepté d'entamer un rituel dans lequel ni la volonté ni les sentiments n'interviennent au début, un jeu strict, prévisible, assorti d'incertitude, de patience et de douleur aussi, d'un formalisme aussi vieillot que celui des lettres qu'il doit lui écrire, auxquelles elle ne répondra pas avant plusieurs mois, mal assurée, penchée sur la feuille de papier rayé comme un enfant sur le pupitre de l'école car elle sait à peine écrire, les cours furent interrompus au début de la guerre et quand celle-ci prit fin, il était trop tard pour reprendre des études : pour s'écrire, ils utilisent tous les deux des mots qu'ils ne comprennent pas et qui n'appartiennent pas au monde où ils vivent, sursauts poussiéreux d'un romantisme périmé depuis un siècle, chère mademoiselle, je vous prie vivement de daigner m'accorder la faveur d'une conversation amicale au cours de laquelle je vous informerai de l'honnêteté de mes sentiments à votre égard, si fermement ancrés dans mon coeur. Un soir, elle laisserait allumée la lampe de sa chambre, comme un signal ; une ou deux semaines après, elle l'attendrait derrière la grille d'une fenêtre du rez-de-chaussée ; après la première conversation, désespérément déformée par la sévérité et le silence, ils continueraient de se parler pendant des mois sans qu'il ose effleurer ses mains crispées sur les barreaux ; un jour, il esquisserait le geste de les prendre et elle les retirerait, comme si elle avait craint de se brûler ; ils feraient alors comme s'ils se rencontraient en cachette, et si mon grand-père Manuel débouchait sur la place à ce moment-là, il s'éclipsait et ma mère refermait les volets, qui était-ce, demandait-il d'un ton menaçant, à qui parlais-tu, à personne.
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