AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


La Maison rêvée à la manière picaresque
Avant de rencontrer la femme de la Maison rêvée, je vivais dans un minuscule trois-pièces à Iowa City. La maison était foutraque : appartenant à un propriétaire peu scrupuleux, elle se dégradait lentement, était pleine de détails hétéroclites et cauchemardesques. Il y avait une pièce au sous-sol – que mes colocataires et moi avions baptisée la salle des meurtres – peinte en rouge sang du sol au plafond, équipée d’une trappe secrète et d’un téléphone fixe hors d’usage. Ailleurs au sous-sol, un système de chauffage lovecraftien projetait ses longs tentacules dans le reste de l’habitation. Par temps humide, la porte de l’entrée gonflait dans son cadre et refusait de s’ouvrir, pareille à un oeil au beurre noir. Le jardin était immense, piqueté d’un brasero et bordé de sumac vénéneux, d’arbres et d’une barrière pourrie.
Je vivais avec John, Laura et leur chat, Tokyo. Ils formaient un couple ; anciens Floridiens aux jambes longues et au teint pâle qui étaient passés par une fac hippie et avaient débarqué dans l’Iowa pour leur second cycle universitaire. L’incarnation de la démesure et de l’excentricité de la Floride et, au bout du compte, la seule chose qui dans l’après-Maison rêvée sauverait la Floride à mes yeux.
Laura ressemblait à une ancienne starlette de cinéma avec ses yeux écarquillés et son style éthéré. Elle était sèche, dédaigneuse et férocement drôle ; elle écrivait de la poésie et poursuivait ses études en science des bibliothèques. Elle se sentait une âme de bibliothécaire, de sage passeuse d’un savoir public capable de vous conduire là où vous deviez être. Quant à John, il ressemblait à un prof excentrique aux faux airs de rocker grunge qui aurait découvert Dieu. Il préparait du kimchi et de la choucroute dans d’énormes bocaux qu’il surveillait sur le plan de travail de la cuisine avec la maniaquerie d’un savant fou ; un jour il m’a raconté l’intrigue d’À rebours avec force détails, notamment sa scène préférée, celle où le vil et excentrique antihéros incruste de bijoux exotiques la carapace d’une tortue et la pauvre bête, « qui n’avait pu supporter le luxe éblouissant qu’on lui imposait », meurt sous le poids de sa chape. La première fois que j’ai rencontré John, il m’a dit : « J’ai un tatouage, tu veux voir ? » J’ai acquiescé. « OK, tu vas peut-être penser que je vais te montrer ma bite mais, promis, c’est pas ça. » Il a soulevé son short haut sur sa cuisse, révélant le tatouage artisanal d’une église, dessinée à l’envers. « C’est une église à l’envers ? » ai-je demandé. Il a souri en haussant plusieurs fois les sourcils – non pas lascivement, mais par pure espièglerie – et a répondu : « À l’envers de quel point de vue ? » Un jour, alors que Laura sortait de leur chambre vêtue d’un short en jean et d’un haut de bikini, John a posé sur elle un regard où se lisait un amour simple et véritable, puis a déclaré : « Toi, je veux creuser un puits en toi. »

Tel un picaro au féminin, j’ai passé l’âge adulte à aller de ville en ville, me liant à des âmes attentionnées à chaque étape ; un groupe de protecteurs qui ont pris soin de moi (les plus doux des protecteurs, les plus précieux des protecteurs). Ma copine Amanda de l’université, qui fut ma colocataire jusqu’à mes vingt-deux ans et dont l’esprit aiguisé et logique, le caractère imperturbable et l’humour pince-sans-rire accompagnèrent mon passage d’adolescente compliquée à jeune adulte perturbée. Anne, une joueuse de rugby à la chevelure rose, la première fille végétarienne et lesbienne que je rencontrai, qui chaperonna mon coming out en bonne fée gay. Leslie, qui m’aida à traverser ma première rupture douloureuse grâce à du brie, du vin pas cher et de bons moments avec ses animaux, notamment un pitbull trapu au pelage marron nommé Molly qui me léchait le visage jusqu’à ce que je sois prise d’un fou rire incontrôlé. Celles et ceux qui ont lu et commenté mon blog sur LiveJournal, tenu consciencieusement de mes quinze à mes vingt-cinq ans, déballant mes états d’âme à une improbable bande de poètes, de queers paumés, de programmeurs, de rôlistes et d’auteurs de fanfiction.
John et Laura étaient ainsi. Toujours présents, intimes l’un avec l’autre d’une certaine façon et intimes avec moi d’une autre, comme si je faisais partie de leur famille. Ils ne veillaient pas sur moi, pas vraiment ; ils étaient déjà les héros de leurs propres histoires.
Mais cette histoire-ci ? Celle-ci n’appartient qu’à moi.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}