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Citation de lorenlo


Le 27 août 1950, dans une chambre de l’hôtel Roma, à Turin, Cesare Pavese se tuait en absorbant une vingtaine de cachets de somnifère. Quelque part, un tel suicide n’avait pas de quoi surprendre de la part d’un écrivain par ailleurs mélancolique et dont les thèmes de prédilection étaient la solitude et l’obsession de la mort. Dans son journal, publié après son décès sous le titre qu’il lui avait lui-même donné, Le métier de vivre (1), on peut comprendre au fil des pages ce qui amena l’auteur à se supprimer alors qu’il était au sommet de sa gloire.



Ce qui frappe, à la première lecture de ce journal, c’est son côté intime, voire intimiste. Ainsi, il n’y est fait aucune allusion aux années de guerre, ce qui est tout de même étrange quand on sait qu’une bonne partie a été rédigée entre 1940 et 1945. De même, bien malin serait celui qui parviendrait à découvrir dans ces pages un reflet de la captivité de Pavese. On sait en effet que son antifascisme l’avait conduit à un exil forcé en Calabre. On retrouve des traces de cette détention dans des nouvelles comme Terre d’exil (2), mais pas un mot dans le journal. Une seule phrase, qui lui échappe comme par mégarde, semble faire allusion à cette époque. Encore l’écrit-il à posteriori comme pour regretter un certain passé :



« Pendant la période de la clandestinité, tout était espoir ; maintenant tout est perspective de désastre » (Le métier de vivre, page 388)



De quoi, alors, traite le journal ? Pavese y parle de lui-même, de sa solitude, de sa difficulté de vivre et des rapports qu’il entretient avec autrui et en particulier avec les femmes. Il aborde aussi longuement son métier d’écrivain et médite sur l’évolution de son style, sur la valeur de ses œuvres, sur le sens de la littérature. À ce titre ce document offre un regard inestimable sur le processus de création, sur l’alchimie mystérieuse qui, du moi intime, fait jaillir une œuvre qui sera lue par tous. On est ici au croisement de l’homme (en tant qu’individu) et de l’écrivain.



La littérature, une manière d’exprimer le « moi ».



Pavese, au début de son journal, en 1935 donc, se rend compte que les poèmes qu’il est en train d’écrire sont enracinés dans sa région natale, c’est-à-dire Turin et ses environs. (3) D’un côté il a conscience que son inspiration émane directement de cette région, qu’elle y puise sa force (au point qu’il ne pourrait pas décrire un paysage situé ailleurs car alors il n’en connaîtrait pas l’âme profonde), mais de l’autre il craint de tomber dans le régionalisme mièvre. Il se rend compte qu’il y a là une carence, une faiblesse et se l’avoue lucidement :



« Je ne suis pas encore sorti de la simple ré-élaboration de l’image matériellement représentée par mes liens originels avec mon milieu. » (Op. Cit. page 19)



Il est donc dans une impasse. Mais il comprend aussi qu’il s’est mis à créer un univers à part entière et que cet univers il en a connaissance après l’avoir créé, non avant (voir page 21). Il pressent qu’il peut faire autre chose que de reproduire simplement ce qu’il connaît (sa région, ses émotions passées) et qu’il lui faut aller de l’avant. Mais aussitôt surgit un autre problème :



« Est-il possible de donner une valeur " d’appartenance à un ensemble " à un poème conçu en soi, au hasard de l’inspiration ? » (Op. Cit. page 27)



Autrement dit, si la nature n’est plus la seule source d’inspiration, comment créer une œuvre homogène si celle-ci est composée de poèmes hétéroclites ? Derrière ces propos se cache bien le désir de réaliser un travail structuré et cohérent. Pavese ne veut donc pas se contenter de réunir en recueil des poésies éparses, composées au hasard, selon les influences du moment. Non, il veut que le recueil fini ait une unité intrinsèque. Cette unité, c’est dans sa vision pessimiste du monde qu’il va la trouver :



« Il me semble que je découvre ma nouvelle veine. Il s’agirait de la contemplation inquiète des choses, voire même piémontaises. Je m’aperçois qu’avant je travaillais dans la contemplation éblouie […] et que, après le 15 mai […] entraient un frisson, une tristesse, une souffrance, ignorés auparavant ou durement réprimés. […] Pour avoir une idée claire du passage, confronter le Paysage du fusil avec la Lune d’août : ce qui, dans le premier, était spiritualisation de scène tout entière descriptive, est vraiment, dans le second, création d’un mystère naturel autour d’une angoisse humaine. » (Op. Cit. page 31)



Sans s’en rendre compte, c’est donc en lui-même, dans son tempérament, que le poète doit chercher la cohésion de l’œuvre écrite. Pavese le pressent, mais on le voit faire de longs détours du côté d’Homère pour tenter de comprendre ce qui chez les autres assure la cohérence de leur œuvre. Est-ce l’union de la poésie et de la prose propre au récit épique ? Est-ce l’emploi d’adjectifs et de vers récurrents ? Mais de toute façon, comment, au XXe siècle, oser écrire des vers héroïques ? Alors il se tourne vers Pirandello et tente de cerner la faiblesse d’un de ses romans, histoire de na pas tomber dans les mêmes erreurs :



« Il n’y a la forme de la solitude que pour chaque personnage pris séparément ; il manque l’épopée du monde des solitaires. » (Op. Cit. page 66)



Solitude et désespoir



Mais si la solitude et le désespoir doivent constituer le noyau de l’œuvre littéraire, encore faut-il savoir comment exprimer ce que l’on a à dire. Pavese se plonge alors dans des réflexions sur le narrateur (poèmes en « je », ou en « il ») et tente de répondre à la question de savoir qui doit parler : l’auteur, le narrateur ou le héros ? Ses réflexions sont finalement proches de celles de théoriciens comme Genette, qui dans Figures II a bien posé tous ces problèmes (narrateur extradiégétique, etc.) À d’autres moments, Pavese comprend que les personnages de ses nouvelles lui échappent dans la mesure où ils ont leur caractère propre, sans compter qu’en plus de cela les événements arrivent généralement selon des lois déterminées. Il doit donc accepter cet état de fait et en tenir compte, mais ne veut pas que ce soit là le centre de son livre. Autrement dit les personnages et l’aventure que ceux-ci vivent ne sont pour l’auteur que des moyens et non une fin en soi. Le message est ailleurs. Bref, dans ce Métier de vivre, Pavese se montre un écrivain soucieux de réfléchir sur son art et ceci afin de parvenir à une perfection d’expression. Cela reste pourtant un journal et les moments de découragement voire de mépris envers lui-même sont fréquents :



« Tu as feuilleté "Travailler fatigue"(4) et cela t’a découragé : composition lâche, absence de tout moment intense qui justifierait la poésie. Ces fameuses images qui seraient la structure imaginaire même du récit, tu ne les as pas vues : cela valait-il la peine de dépenser à cela ton temps de 24 ans à 30 ? A ta place j’aurais honte. ». (Op. Cit. page 122)



Mais que faire en effet, quand on constate la faiblesse d’une œuvre antérieure si ce n’est en composer une nouvelle ? Car Pavese n’est pas Flaubert qui n’en finit pas de raturer et de réécrire le brouillon de la veille. Lui, il veut aller de l’avant tout en progressant :



« Ecrire, c’est consommer ses mauvais styles en les utilisant. Revenir sur ce qui est déjà écrit pour corriger est dangereux, des choses différentes peuvent se juxtaposer. La technique n’existe donc pas ? Si, mais le nouveau fruit qui compte est toujours un pas en avant sur la technique que nous connaissions et sa pulpe est celle qui naît peu à peu à notre insu, sous notre plume. » (Op. Cit. page 162)



Ces termes (« à notre insu ») ont toute leur importance. Car si Pavese, dans ce journal, se montre un théoricien de l’écriture, il est clair qu’il n’agit de la sorte qu’une fois l’œuvre achevée. Au moment de l’inspiration, il lui faut conserver un certain mystère :



« Une œuvre d’art ne réussit que lorsqu’elle a pour l’artiste quelque chose de mystérieux. Naturel : l’histoire d’un artiste est le dépassement successif de la technique utilisée dans l’œuvre précédente, par une création qui suppose une loi esthétique plus complexe. L’autocritique est un moyen de se dépasser soi-même. L’artiste qui n’analyse pas et qui ne détruit pas continuellement sa technique est un pauvre type. » (Op. Cit. pages 199 et 200)



Le moins que l’on puisse dire c’est que Pavese se montre exigeant avec lui-même et qu’il n’est certainement pas le « pauvre type » dont il vient de parler. Pourtant, il est des pages où il se regarde sans tendresse et où il semble douter de la qualité même de son œuvre.



Monde onirique



Nous venons de dire que l’art décrire n’était pas que de la technique et qu’un certain mystère devait présider à la création d’une œuvre. Pavese en est tellement convaincu qu’il se tourne souvent vers le monde onirique. Il note dans son journal les rêves de sa nuit précédente, tente de les expliquer et y voit surtout comme un laboratoire naturel de la création. Il est littéralement fasciné par ces histoires nocturnes qui prennent vie à note insu, sans qu’un auteur conscient n’ait eu à les structurer. Il en arrive même à se demander, devant des rêves récurrents, si ceux-ci ne préexisteraient pas à leur invention par le dormeur :



« Ce serait vraiment un monde existant où nous entrons chaque fois que nous dormons (et les rêves nous attendent aux différentes profondeurs, nous ne les créons pas). » (Op. Cit. page 202)



Ecrire, c’est bien, mais pour qui écrit-on, finalement ? Car si on veut que le métier d’auteur ait un sens, la présence d’un public qui lise est indispensable. Pavese, qui travaille dans une maison d’édition prestigieuse, le sait bien. Or ce public, il commence à exister pour lui. Le succès vient lentement mais sûrement. Pourtant une faille demeure au fin fond de lui-même, une déchirure qu’il ne parvient pas à cicatriser et dont nous allons reparler quand
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