Maintenant que le jury de la cour d’assises s’est retiré pour délibérer, elle a le temps de méditer Gabrielle Frétay, et de s’en vouloir. Elle qui est si avisée, si prudente, pourquoi n’a telle pas cherché une meilleure cachette pour les fla- cons de tue-mouches ? Elle aurait pu faire un trou au fond du jardin, mettre les fioles dans une mallette pour les protéger de l’humidité, et personne n’y serait allé voir. On manque parfois des occasions bêtement, ou on se crée des complications pour ne pas avoir imaginé la suite de ses actes. Maintenant, que va-t- elle devenir ? Il paraît qu’on ne condamne plus les femmes à la peine de mort, ou, si on le fait, on commue la peine en travaux forcés. Mais quelle idiote de n’avoir pas su cacher ces maudites fioles ! Ce samedi soir de mars 1948, ils sont encore tous les quatre lancés dans la partie de belote qui se terminera, pour le perdant, par l’obligation de payer sa
tournée. Il y a là Gustave Cabasson, un riche propriétaire terrien qui va allè- grement vers ses quatre-vingts ans, Benjamin Roubaud, ancien fonctionnaire des Contributions indirectes, Romain et Benoît Galleau, agriculteurs en semi- retraite. Au fond du café de Sylvain Lantelme, tout est calme à leur table, et le silence est seulement troublé par quelques claironnants « Je coupe ! » ou « Je passe ! ». Mais voilà que Romain Galleau se soulève brusquement de sa chaise en s’écriant : « Ho ! Gustave, qu’est-ce que tu nous fais ? Ça va pas ? » Les voisins se retournent. Gustave Cabasson a lâché ses cartes, répandues sur la table, et il est courbé comme s’il ne supportait plus le poids de sa tête. Son visage est d’une pâleur inquiétante, il ne peut articuler une parole, même s’il semble faire des efforts pour cela.
Les jeunes présents, y compris Benjamin, avaient parfois entendu vaguement parler du maquis Vallier. Mais c'était la guerre, eux n'étaient pas nés. C'était l'Histoire, et l'Histoire s'était faite sans eux.Tout cela n'était que préoccupation de vieux, eux préféraient s'intéresser au présent et, à la rigueur, à leur avenir.
Durant toutes ces années, Benjamin n'avait pu se résigner à pousser le portail du cimetière. La vieille grille à la peinture délavée, même ornée des deux élégants cyprès qui l'encadraient, lui paraissait s'ouvrir sur un monde hostile. Puis, un jour, il avait fait violence sur lui-même en pensant très fort à Mélanie. Il avait alors déposé sur sa tombe un bouquet dérisoire, composé avec les fleurs sauvages qu'il avait cueillies en chemin, et s'était juré de revenir chaque semaine.
Ce qui leur manque, c'est un travail et un toit.
Elle rit de son rire clair.