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Critiques de Clemens Pornschlegel (1)
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Penser l'Allemagne : Littératures et politiqu..

Critique de Pierre Assouline pour le Magazine Littéraire



Et si l’histoire littéraire d’un pays avait à nous apprendre sur son tourment national ? Il y a de pires moyens de pénétrer l’âme d’un peuple. Pour les lecteurs du Magazine Littéraire, ce n’est pas vraiment une nouvelle. Mais, pour les autres, les politologues et les tenants du tout-économique ? Loin de moi l’idée de les offenser en pointant leur manque de curiosité, mais ils gagneraient à consulter cet essai de Clemens Pornschlegel, professeur de lettres modernes à l’université de Munich, pour sa lecture et son déchiffrement politiques des grands textes littéraires allemands des xixe et xxe siècles, pris en étau entre les Lumières et les ténèbres. Tout est dit de son projet en une magistrale synthèse intitulée « Note marginale », mais placée en incipit. À ceci près qu’elle n’est pas de l’auteur mais du directeur de la collection « Les Quarante Piliers ». Deux pages suffisent en effet au philosophe du droit Pierre Legendre pour conférer à l’objet de cette étude sa dimension noire, au risque de lui donner un tour tragique : tableau des fondements du désastre européen, logique des désespoirs de la pensée, passage à l’acte d’un nihilisme dont la violence est l’alpha et l’oméga, comédie humaine enfer compris... L’effet de contraste n’en est pas moins saisissant entre l’unité qui se dégage de cette réflexion et la fabrication de ce livre, recueil d’articles et d’études dont les coutures sont parfois artificielles, notamment dans la troisième partie mêlant le terrorisme selon Baader et les siens, le piège du père dans la littérature familiale de la fin des années 1970 et la question cruciale de l’emblématisation de la Technik dans le discours allemand, au-delà des seules thèses exposées par Heidegger et par Jünger.

La méthodologie adoptée par l’auteur est celle de la casuistique, qu’il s’agisse de l’héritage impossible du nazisme, de la Bildung, de la fonction de l’art ou, bien entendu, de l’évolution du sentiment national. Pour autant, il ne perd jamais le fil de son interrogation centrale sur l’utilité de la littérature, son privilège et les rapports intimes qu’elle entretient non avec l’inconscient mais avec l’inconscience humaine. Du cas par cas donc : le « sans-culottisme littéraire » de Goethe, pour reprendre le drôle de titre du petit essai qu’il écrivit en réaction à la manière dont Daniel Jenisch, professeur au lycée français de Berlin, enthousiaste des idées révolutionnaires, exhortait les Allemands à se chercher, à se trouver et à se donner « un grand auteur national classique » à l’instar des Français ; la question juive telle que la développe Le Rabbin de Bacharach de Heinrich Heine ; la critique de la modernité politique de Hugo von Hofmannsthal ; le lent et laborieux chemin de Heidegger vers Goethe, du mépris des années 1930 (« ton chantant, sautillement du vers, clinquant de la rime ») aux années 1950, où il convient enfin : « Avec les années, j’apprends à entendre Goethe » ; le grand théâtre du sacrifice suprême et de la mise à mort politique avec Brecht... Mais, outre une profonde analyse des Affinités électives, le chapitre le plus stimulant pour l’esprit est probablement le quatrième, consacré à la naissance du roman de société en Allemagne. Non seulement par ce qu’il nous dit de l’oeuvre de Theodor Fontane, mais par l’analyse qu’il développe sur l’incompatibilité entre ledit roman de société et l’âme allemande. Le fait est que, dans le grand concert romanesque du xixe siècle, on cherche des auteurs allemands de l’envergure des Tolstoï, Gogol, Balzac, Stendhal, Thackeray, Tourgueniev, Dostoïevski, Melville... L’art et la nature priment sur le réalisme sociopolitique, ce qui fait écrire à Clemens Pornschlegel : « Une statue grecque, un tableau de Dürer, un carré de roses, un paysage paisible, auront toujours plus d’importance et de signification que le fracas de quelques paysans affamés, d’un divorce malheureux ou d’une intrigue de notables. » Comme si le roman de formation (Bildungsroman) avait pris toute la place. Il y a bien des grands livres, mais l’on n’y sent pas souffler le vent de l’histoire en prise avec la réalité sociale du quotidien. Tout pour l’individu et sa capacité à s’approprier le monde, rien ou presque sur sa corruption par la société. Tout pour l’art et la nature, quitte à réduire la société à un décor. Thomas Mann, le premier, celui auquel on pense aussitôt, en convenait dans ses Considérations d’un apolitique (1918) en pointant le dédain pour la préoccupation sociale des romanciers allemands : « Notre pensée et notre poésie sont axées sur le Moi et le monde, et sur le rôle qu’un Moi a conscience de jouer dans la société, non sur le monde mathématiquement rationalisé de la société, qui forme l’objet du roman et du théâtre français. » Mais dissipons toute ambiguïté : si l’auteur des Buddenbrook jugeait que l’on pourrait mesurer le degré d’humanisation et de démocratisation de son pays au fur et à mesure de sa capacité à se rendre plus littéraire, pour autant, il ne déplorait pas cette absence de tradition réaliste ; il tenait même cette singularité pour une qualité allemande. D’un côté les poètes et penseurs, de l’autre les intellectuels et romanciers. L’idée fera son chemin, instrumentalisée à d’autres fins : on sait quelles fleurs pourries le national-socialisme tentera de faire pousser sur un tel terreau. Mais Thomas Mann n’en démordait pas : « Le genre du roman n’est pas proprement allemand. »

Guettons la production à venir pour savoir si, comme nous l’annonce Pierre Legendre, l’auteur s’est montré ici « pionnier d’une nouvelle génération d’exégètes ». Il n’est pas sûr que l’on ait besoin d’une telle étude pour percevoir, comme il nous y invite, l’asymétrie des évolutions historiques française et allemande. Son intérêt ne relève pas du comparatisme, malgré quelques pages inspirées par un texte du Mentir-vrai d’Aragon et d’autres sur la Résistance, qui puisent curieusement leurs références chez Dominique Venner, lequel n’est vraiment pas l’historien le plus fiable de la période. Il n’était même pas indispensable de brandir La Condition humaine de Malraux en reflet pour inscrire Brecht dans une tradition religieuse (oratorios, psaumes, cantiques) plutôt que dans un héritage littéraire, comme l’auteur y parvient remarquablement. C’est bien assez de nous éclairer sur l’évolution de nos voisins outre-Rhin, mission que ce recueil remplit en nous ouvrant de nouvelles perspectives. Car il ne suffit plus de rêver avec nostalgie au temps où Frédéric II de Prusse rédigeait en français De la littérature allemande.
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