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Citation de Cannetille


Couvert de buissons d’armoises, d’orties et de centaurées, entouré d’une clôture aux fils distendus entre quelques piquets, c’est le cimetière le plus étrange d’Istanbul. Il ne reçoit pratiquement pas, ou pas du tout, de visites. Même les pilleurs de tombes aguerris préfèrent l’éviter, redoutant la malédiction des maudits. Déranger les morts vous expose à des risques, mais déranger ceux qui sont à la fois morts et maudits c’est courtiser le désastre. Presque tout individu enterré chez les Abandonnés est d’une manière ou d’une autre un proscrit. Nombre d’entre eux ont été rejetés par leur famille ou leur village ou la société en général. Accros au crack, alcooliques, joueurs, petits délinquants, vagabonds, fugueurs, pouilleux, personnes disparues, malades mentaux, épaves, mères célibataires, prostituées, proxénètes, travestis, séropositifs… Les indésirables. Parias de la société. Lépreux de la culture. Parmi les résidents du cimetière il y a aussi des assassins de sang-froid, des tueurs en série, des kamikazes, des prédateurs sexuels et, si déroutant que cela puisse paraître, leurs innocentes victimes. Le méchant et le bon, le cruel et le miséricordieux ont été plantés six pieds sous terre, côte à côte, rangées sur rangées oubliées du ciel. La plupart n’ont même pas la plus modeste pierre tombale. Ni nom ni date de naissance. Seulement une planchette en bois grossièrement taillée portant un numéro et parfois même pas, juste une plaque métallique rouillée.
(…)
D’autres tombes proches de celles de Leila étaient occupées par des révolutionnaires morts pendant une garde à vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, découvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brûlures sur les cadavres racontaient une histoire différente, de tortures aggravées sous surveillance policière. Quantité d’insurgés kurdes étaient également enterrés ici, transportés dans ce cimetière depuis l’autre bout du pays. L’État ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme s’ils étaient en verre, avant de les transférer.
Les plus jeunes résidents du cimetière étaient les bébés abandonnés. Des nourrissons emmaillotés déposés dans une cour de mosquée, un terrain de sport noyé de soleil ou un cinéma mal éclairé. Ceux qui avaient de la chance étaient sauvés par des passants et confiés à des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom – quelque chose d’optimiste comme Félicité, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur début malheureux. Mais de temps à autre il y avait des bébés moins fortunés. Une nuit dehors au froid suffisait à les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient à Istanbul chaque année – et environ cent vingt d’entre elles seulement finissaient ici à Kilyos.
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