AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Jamais plus à la Cité de la Nuit. Cette phrase avait un rythme qui me plaisait, si bien qu’elle se logea dans ma tête. J’y pensai souvent au cours de ma première semaine de travail, car celui-ci était d’un ennui motel. L’hôtel ayant des prétentions rétro, je portais un costume coupé dans un style antédiluvien et un chapeau d’une forme insolite appelé fédora. J’arpentais les couloirs et montais la garde dans le hall. J’étais attentif à tout et à tous, conformément aux instructions. J’ai toujours pris plaisir à observer les autres, mais les clients d’hôtels se révélaient étonnamment inintéressants. Ils arrivaient et ils repartaient. Ils apparaissaient dans le hall à des heures improbables, réclamant du café. Ils étaient ivres, ou ils étaient sobres. C’était des hommes d’affaires, ou alors ils étaient en vacances avec leur famille. Ils étaient éreintés par leurs voyages. Certains essayaient d’introduire en douce des chiens. Les six premiers mois, je ne dus alerter la police qu’une seule fois, après avoir entendu une femme hurler dans l’une des chambres de l’hôtel, et ce ne fut même pas moi qui passai l’appel : j’allai trouver le manager de nuit, qui appela la police à ma place. Je n’étais pas présent quand la femme fut emportée sur une civière par les urgentistes.
Le job était tranquille. Mon esprit vagabondait. Jamais à la Cité de la Nuit. Quelle avait été la vie de Talia là-bas ? Pas formidable à l’évidence, n’importe quel imbécile pouvait s’en rendre compte. Certaines familles sont meilleures que d’autres. Quand la sienne avait quitté la maison d’Olive Llewellyn, une autre avait emménagé, mais je n’arrivais pas à me souvenir de cette nouvelle famille en dehors d’une impression générale de déréliction. À l’hôtel, je ne voyais Talia qu’épisodiquement, traversant le hall quand elle rentrait chez elle après le travail.
À cette époque, j’habitais un petit appartement terne situé dans un bloc de petits appartements ternes à l’extrême bout de Colonie Un, si près du Périphérique que le dôme frôlait presque le toit du complexe résidentiel. Parfois, quand il faisait nuit noire, j’aimais à traverser la rue jusqu’à la route périphérique pour regarder, à travers le verre composite, les lumières de Colonie Deux qui scintillaient au loin. Ma vie, en ce temps-là, était aussi terne et étriquée que mon appartement. J’essayais de ne pas trop penser à ma mère. Je dormais toute la journée. Mon chat me réveillait en fin d’après-midi. Au coucher du soleil, j’avalais un repas qu’on pouvait raisonnablement considérer comme un dîner ou comme un petit déjeuner, j’endossais mon uniforme et me rendais à l’hôtel pour observer des gens sept heures durant.
Je travaillais depuis environ six mois lorsque ma sœur eut trente-sept ans. Zoey était physicienne à l’université et son domaine d’expertise avait un rapport avec la technologie quantique de la blockchain, concept que je n’avais jamais été capable de comprendre malgré les efforts louables de ma sœur pour me l’expliquer à plusieurs reprises. Je l’appelai pour lui souhaiter un bon anniversaire et je m’aperçus, juste avant qu’elle décroche, que je ne l’avais pas félicitée pour sa titularisation. Qui remontait à quand ? Un mois ? Je ressentis une variété familière de culpabilité.
« Joyeux anniversaire, lui dis-je. Et félicitations, aussi.
– Merci, Gaspery. » Elle ne s’appesantissait jamais sur mes manquements, et je n’arrivais pas tout à fait à analyser pourquoi cela me donnait le sentiment d’être si lamentable. Il y a une douleur sourde, spécifique, à devoir accepter le fait que tolérer vos défauts requiert une certaine générosité d’esprit chez les êtres que vous aimez.
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}