AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Dans l’un de mes souvenirs les plus anciens, je joue au bord du Guil, le torrent de montagne qui prend sa source au pied du mont Viso et court dans le haut pays avant de s’engouffrer dans les gorges profondes de la combe du Queyras. Je cours pieds nus sur les petites plages de sable blanc, je construis des barrages avec mon frère Dominique, on se balade sous les mélèzes, on poursuit les chèvres dans les alpages. J’ai quatre ans, peut-être cinq, on fait du camping sauvage en famille. C’est ma première rencontre avec la montagne, le Queyras. La liberté !
Je découvre la randonnée avec mes parents. Leur montagne, c’est la montagne des hommes, pas celle des neiges éternelles. Quand on s’aventure là-haut, on reste en deçà, à la frontière. Ce sentiment d’être aux portes d’un autre monde me tombe dessus un jour d’été. On est en famille, avec mon frère cadet et des cousins au refuge des Bans, au cœur du massif des Écrins. Je dois avoir huit ou neuf ans. C’est l’après-midi, les premiers grignotent les pentes. En face de nous, l’immense paroi des Bans renvoie l’écho des torrents.
L’orage éclate à la fin de l’après-midi au moment où l’on s’apprête à passer à table. Je reste scotché le nez à la fenêtre, saisi par le spectacle dantesque qui commence. Le vallon est maintenant plongé dans des ténèbres d’un autre temps. Quelque chose qui remonte aux origines. Et puis monte le tambourinement de la pluie, ses rayures dans le flash des éclairs et, sur la terrasse du refuge, l’étincelle des gouttes dans les flaques d’eau. Le monde a basculé. Je me retourne. Aux tables du refuge, les voix tentent de couvrir le vacarme. Beaucoup se taisent. La montagne semble exploser tout autour – le tonnerre comme un roulement de tambour, un concert wagnérien, tellurique, dont les accords sont restés gravés dans ma mémoire. Je vis l’un de ces moments intérieurs décisifs où l’on prend la vie en pleine face.
L’orage s’apaise alors qu’on finit de dîner. On joue aux cartes, les cordées d’alpinistes qui doivent partir avant l’aube montent une à une dans les dortoirs, le calme revient. Soudain, à la tombée de la nuit, la vraie, la porte du refuge s’ouvre et je vois entrer deux extraterrestres : un homme et une femme, casqués, totalement trempés, rincés. Le regard hébété, encore habité de ce qu’ils viennent de traverser. L’orage les a cueillis là-haut, ils ne sont pas allés assez vite dans leur redescente. Pour moi, ils arrivent d’un autre monde. Là-haut, c’est décidément une autre planète. Ils posent tout et quelques minutes plus tard sont attablés devant la soupe fumante que le gardien leur a servie.
Dans la nuit, le gardien ouvre la porte du dortoir : « Quatre heures, grand beau ! » Les alpinistes s’en vont. Nous passons la matinée au refuge puis repartons vers la vallée.
Ce matin-là, en levant les yeux vers ces parois austères, immenses, éclairées par la lumière du début de journée, je me suis dit : j’irai. J’irai là-haut. J’irai dans ce pays où les hommes ne sont que tolérés. Ce que j’ai ressenti au moment de l’orage n’est pas de la peur. Je n’étais pas terrorisé, mais fasciné, presque hypnotisé par l’ampleur de ce qui était en train de se passer. C’était effrayant au sens étymologique – ce qui provoque l’effroi. L’effroi, dans la tradition des religions du livre, c’est ce que l’on ressent face au divin. C’est ce qui me fait frissonner quand je jette un coup d’oeil dans un télescope et que je devine une autre galaxie : quelque chose d’énorme, beaucoup plus grand que moi, plus grand que les hommes ; la conscience d’observer un autre temps, un autre monde, un lieu auquel les hommes n’appartiennent pas, auquel je n’appartiendrai jamais. Jeune adulte, j’ai rencontré Kant, comme un éblouissement : « Deux choses remplissent le coeur de crainte et d’admiration, le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi. » J’y reviendrai.
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}