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Citation de Charybde2


Quand nous étions à la côte, Twinnings nous servait de Providence. J’étais assis dans son bureau. Cette fois, je n’avais que trop tardé ; j’aurais dû depuis longtemps me décider à lui rendre visite, mais la misère brise en nous toute volonté. On s’incruste dans les cafés, tant qu’on a de la petite monnaie en poche, on use ses fonds de culotte et on baye aux corneilles. Le guignon n’arrivait pas à me lâcher. Je possédais encore un complet sortable, mais quand j’étais chez des gens, je n’osais plus croiser les jambes, car je marchais sur des semelles trouées. Ce sont des cas où l’on préfère la solitude.
Twinnings, qui avait servi avec moi dans les chevau-légers, m’avait déjà tiré de plus d’un mauvais pas, moi et d’autres camarades du vieux temps. Il connaissait toutes sortes de personnes. Après m’avoir écouté, il me fit comprendre que je ne pouvais plus aspirer qu’à des emplois en rapport avec ma situation, en d’autres termes, où l’on pouvait tomber sur un bec. Ce n’était que trop juste : je n’avais pas le droit de faire la petite bouche.
Nous étions amis, ce qui n’est pas beaucoup dire, car Twinnings était ami de presque tous ceux qu’il connaissait, à moins d’être positivement brouillé avec eux. C’était son job. Mais la manière dont il me traitait, sans nulle gêne, ne m’humiliait pas : on eût dit plutôt un de ces médecins qui vous auscultent consciencieusement et ne font pas de phrases. Il me prit par le revers de mon veston pour en tâter le drap. J’en aperçus les taches, comme si mes sens s’étaient affinés.
Puis il entra dans les détails de ma situation. J’étais déjà passablement brûlé ; certes, j’avais vu du pays, mais sans avoir grand-chose dont je pusse me vanter – il me fallut bien le reconnaître. Les meilleurs emplois étaient ceux dont on tire de gros revenus sans travailler, et en jouissant de l’envie générale. Mais est-ce que j’avais des parents capables de distribuer honneurs et commandes, comme, par exemple, Paulot Domann, dont le beau-père avait une usine de locomotives, et qui gagnait plus en un seul déjeuner que d’autres ne font en s’éreintant d’un bout à l’autre de l’année, le dimanche comme en semaine ? Plus les affaires où l’on sert de démarcheur sont importantes, et moins elles vous donnent de peine ; une locomotive se vend plus facilement qu’un aspirateur.
J’avais bien eu un oncle sénateur, mais il était mort depuis longtemps. Personne ne se souvenait plus de lui. Mon père avait mené une existence placide de fonctionnaire ; il y avait belle lurette que j’avais mangé son petit héritage. J’avais épousé une femme pauvre. Un sénateur défunt, une femme qui va ouvrir elle-même quand on sonne : il n’y avait pas de quoi jouer les grands seigneurs.
Venaient en second lieu les emplois qui demandent beaucoup de travail et dont on est sûr qu’ils ne rapportent rien du tout. Il fallait placer des réfrigérateurs ou des machines à laver, de porte en porte, à en attraper la phobie des boutons de sonnette. Il fallait empoisonner de vieux camarades, qu’on allait voir et à qui on refilait perfidement des caisses de Moselle, ou à qui on faisait souscrire une police d’assurances. Twinnings les laissa de côté, avec un sourire, ce dont je lui sus gré. Il aurait pu me demander si j’étais à la hauteur de meilleurs emplois. Il n’ignorait sans doute pas que j’avais travaillé à la réception des blindés, mais n’ignorait pas non plus que je figurais sur les listes noires du service. J’y reviendrai.
Restaient en somme les affaires risquées. On avait la vie facile et de quoi vivre, mais on dormait mal. Twinnings en passa quelques-unes en revue : il s’agissait de postes de détective privé, ou du même genre. Qui, de nos jours, n’a pas sa police ? Les temps n’étaient pas sûrs. On vous chargeait de protéger la vie et les biens, de surveiller les terrains et les transferts, de faire échouer le chantage et les attentats. L’impudence croissait à la même vitesse que la philanthropie. Parvenu à un certain niveau de célébrité, on ne pouvait plus se fier à la force publique : il fallait avoir son gourdin à domicile.
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