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Citation de Partemps


Plus d’une fois on m’a poussé à écrire mes souvenirs littéraires. Je ne sais pas si je le ferai. Ma mémoire devient paresseuse, puis c’est triste de se souvenir ! En général j’aime peu me souvenir. Quelquefois, cependant, tels épisodes de ma carrière littéraire se présentent d’eux-mêmes à ma mémoire avec une incroyable netteté. Voici, par exemple, quelque chose qui me revient. Un matin de printemps j’étais allé voir Iégor Petrovitch Kovalesky. Mon roman Crime et Châtiment, qui était alors en voie de publication dans le Messager russe, l’intéressait beaucoup. Il se mit à m’en féliciter chaudement et me parla de l’opinion qu’en avait un ami dont je ne puis ici donner le nom, mais qui m’était très cher. Sur ces entrefaites se présentèrent, l’un après l’autre, deux éditeurs de revues. L’un de ces périodiques a acquis depuis un nombre de lecteurs généralement inconnu des revues russes, mais alors elle était tout au début de sa fortune. L’autre, au contraire, achevait déjà une carrière naguère glorieuse ; mais son éditeur ignorait que son œuvre dût si tôt prendre fin. Ce dernier m’emmena dans une autre pièce où nous demeurâmes en tête-à-tête. Il s’était montré en plusieurs occasions assez amical à mon égard, bien que notre première rencontre eût été orageuse. Une fois, entre autres, il m’avait montré des vers de lui, les meilleurs qu’il eût écrits, et Dieu sait si son apparence suggérait l’idée que l’on se trouvât en présence d’un poète et surtout d’un amer et douloureux poète ! Quoi qu’il en soit, il entama ainsi la conversation :

— Eh bien ! Nous vous avons un peu arrangé, dans ma revue, à propos de Crime et Châtiment !

— Je sais, je sais… répondis-je.

— Et savez-vous pourquoi ?

— Question de principe, sans doute.

— Pas du tout, c’est à cause de Tchernischevsky. Je demeurai stupéfait.

— M. N…, reprit-il, qui vous a pris à partie dans son article, est venu me trouver pour me dire : son roman est bon, mais, voilà deux ans, il n’a pas craint d’injurier un malheureux déporté et de le caricaturer. Je vais éreinter son roman.

— Bon ! voilà les niaiseries qui recommencent au sujet du Crocodile, m’écriai-je, comprenant tout de suite de quoi il s’agissait. Mais avez-vous lu ma nouvelle intitulée le Crocodile ?

— Non, je ne l’ai pas lue.

— Mais tout cela provient d’une série de potins idiots. Mais il faut tout l’esprit et tout le discernement d’un Boulgarine pour trouver dans cette malheureuse nouvelle la moindre allusion à Tchernischevsky. Si vous saviez comme tout cela est bête ! Jamais je ne me pardonnerai, pourtant, de n’avoir pas, il y a deux ans, protesté contre cette stupide calomnie dès qu’elle a été lancée…

Et jusqu’ici je n’ai pas encore protesté. Un jour je n’avais pas le temps, un autre jour je trouvais le clapot par trop méprisable. Cependant, cette bassesse que l’on m’attribue est devenue un grief contre moi pour bien des gens. L’histoire a fait son chemin dans les journaux et revues, a pénétré dans le public et m’a valu plusieurs désagréments.

Il est temps de m’expliquer là-dessus. (Mon silence finirait par confirmer cette légende.)

J’ai rencontré pour la première fois Nicolas Gavrilovitch Tchernischevsky en 1859, pendant la première année qui suivit mon retour de Sibérie ; je ne me rappelle plus ni où ni comment. Dans la suite nous nous sommes retrouvés ensemble, mais pas très fréquemment ; nous ne causions guère, mais chaque fois nous nous sommes tendu la main. Herzen me disait que sa personne et ses manières lui avaient produit une fâcheuse impression. Mais moi j’avais de la sympathie pour lui.
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