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Citation de tookash-14


Mais je crois bien que ces notations trop générales ne vous convaincront pas. Affaire d’«instruction », répétez-vous, et d’«application»; des « oisifs mal éduqués », redites-vous encore. Remarquez, messieurs, que tous ces grands maîtres à penser européen, nos lumières et nos espoirs, tous ces Mill, Darwin et Strauss, ont parfois une surprenante manière de considérer les obligations morale de l’homme contemporain. Et cependant ce ne sont pas, eux, des paresseux qui n’ont rien étudié, ni de vilains polissons qui remuaient les pieds sous la table. Vous allez rire et vous demander à quoi rime d’invoquer nécessairement ces nom-là ? Mais c’est parce qu’il est difficile d’imaginer, à propos de notre jeunesse intelligente, ardente et studieuse, que ces nom, pris pour exemples, lui aient échappé, qu’elle ne les ait pas rencontrés à ses premiers pas dans la vie. Est-il possible qu’un jeune homme russe reste indifférent au rayonnement de ces chefs de file de la pensée progressiste européenne et d’autres semblables, et surtout à la face russe de leurs doctrines ? Cette expression prête à rire, « la face russe de leurs doctrines » : qu’on me la pardonne, pour la simple raison que ladite face russe de ces doctrines existe réellement. Elle est dans les conclusions qu’on tire de ces doctrines sous forme d’axiome irréfragables, et qui n’ont cours qu’en Russie : en Europe, la possibilité de ces conclusions, dit-on, n’est même pas soupçonnée. On me dira sans doute que ces messieurs n’enseignent pas le crime; que si par exemple Strauss hait le Christ, et s’il a fixé comme but à toute sa vie de couvrir le christianisme de dérision et de crachats, il reste qu’il adore le genre humain tout entier, et que son enseignement est on ne peut plus noble et sublime. Il est très possible que cela soit, et que les buts de tous les coryphées contemporains de la pensée progressiste européenne soient philanthropiques et d’une auguste grandeur. Mais voici ce qui me semble ne faire aucun doute : qu’on donne à tous ces grands maîtres à penser de notre temps pleine possibilité de détruire l’ancienne société et d’en reconstruire une nouvelle, et il en résultera de telle ténèbres, un tel chaos, quelque chose de tellement grossier, aveugle et inhumain, que tout l’édifice s’écroulera sous les malédictions de l’humanité avant même d’être achevé. Une fois le Christ rejeté, l’esprit humain peut aboutir à de stupéfiants résultats : voilà l’axiome. L’Europe, au moins en la personne des plus hauts représentants de sa pensée, rejette le Christ, et nous, tout le monde sait cela, nous avons pour devoir d’imiter l’Europe.
Il est des moments historiques dans la vie des hommes où un forfait manifeste, impudent, monstrueux, peut apparaître comme le fait d’une grande âme, comme l’acte de noble courage d’une humanité qui veut s’arracher à ses chaînes. Faut-il des exemples, n’y en a-t-il pas des milliers, des dizaines et des centaines de milliers ?… C’est là, il est vrai, un thème ardu, démesuré, et qu’il est difficile d’aborder dans les limites d’un feuilleton ; mais je crois qu’au total on peut admettre ce que j’avance : à savoir que même un garçon honnête et candide, même un bon étudiant peut quelquefois se transformer en un niètchaïévien… si, bien entendu, un Niètchaïev se trouve sur sa route : ceci est condition sine qua non…

(…) Messieurs les défenseurs de notre jeunesse, considérez enfin le milieu, la société dans laquelle elle a grandi, et demandez-vous : peut-il y avoir de notre temps quelque chose de moins protégé contre certaines influences ?
Avant tout posez-vous cette question : si les pères même de ces jeune ne sont ni meilleurs, ni plus fermes, ni plus sains dans leurs convictions ; si de leurs première enfance ces jeunes gens n’ont trouvé dans leurs familles que cynisme, hautaine et ( la plupart du temps) indifférente négation; si le mot « patrie » n’a jamais été prononcé devant eux qu’avec une moue railleuse; si tous ceux qui les ont éduqués n’ont eu pour la cause de la Russie que dédain ou indifférence; si les plus généreux de leurs pères et de leurs éducateurs ne leur ont jamais inculqué que les idées d’« humanité universelle »; si dès leur enfance on morigénait leurs nourrices quand elle récitaient la prière à la Vierge sur leurs berceaux; alors dites : peut-on exiger de ces enfant-là, et est-il humain, lorsqu’on prétend les défendre s’ils en ont besoin, de se tirer d’affaire par la simple négation du fait ?

(…) Mais pour le moment il y a encore autour de nous un tel brouillard d’idées fausses, tant de mirages et de notions préconçues nous environnent encore, nous et notre jeunesse, et toute notre vie de société, la vie des pères et des mères de cette jeunesse prend de plus en plus un aspect si étrange, qu’on en vient malgré soi à chercher tous les moyens possibles de sortir d’incertitude. Un de ces moyens est d’être, pour sa propre part, moins sourd à la voix du cœur, de ne pas rougir, au moins de temps en temps, d’être traité de citoyen, et… au moins de temps en temps, de dire la vérité, même si elle est, à ce qu’il vous semble, insuffisamment libérale.

Dostoïevski - Une des contre-vérités du temps présent - Journal d’un écrivain - 1873 3/3
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