Se trouver devant un tableau pour l'observer est une chose. Se tenir face à lui, comme on le ferait devant une autre personne, dans une relation harmonieuse qui ignore les rapports de force, en est une autre. Le vide apparent du tableau délie celui qui regarde de ses anciens devoirs : son raisonnement n'est pas sollicité. Il peut le laisser de côté. Tout ce qu'on lui demande, c'est d'être là. Mais d'y être vraiment. Le spectateur adopte la juste position sans y penser, il avance un peu trop, il recule, se cale bien au centre... Il s'accorde physiquement au tableau, puis consent, finalement, à l'immobilité. C'est à ce prix que l'oeuvre se met à exister. On en prend conscience peu à peu, comme si elle commençait à vibrer à mesure que l'on se détache de tout ce qui n'est pas elle. Le tableau de Rothko définit son territoire. Il supprime en douceur le monde qui l'entoure.
p. 299-300, Chêne, 2016 (originale 2006)